Tribunes
Le consensus qu'Ennahdha n'a pas réussi

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Par Amin MAHFOUDH*
L’usage courant de cette expression à la mode « le printemps arabe » est au moins confronté à deux problèmes.
Le premier s’attache au terme « printemps ». Celui-ci est, selon le dictionnaire Robert, « la première des quatre saisons qui va du 21 mars au 21 juin dans l’hémisphère nord, et où la température s’adoucit, la végétation renaît. » Néanmoins faudrait-il, souligner que dans le Coran, texte sacré des musulmans, on ne parle que de l’Hiver et de l’Eté. Le printemps! Il faudrait l’inventer.
Le second problème est inhérent à l’adjectif « arabe ». Celui-ci renvoie aux « peuples originaires de l’Arabie qui se sont répandus avec l’islam autour du bassin méditerranéen ». Or on ne peut s’empêcher de rappeler la présence en ces terres, visées par cette expression, de citoyens non arabes.
Evoqué, en politique, le printemps signifierait, probablement, la fin des turbulences et le commencement d’une ère démocratique. Il serait le beau temps pour tout un peuple.
Ayant vécu pendant longtemps sous le joug des dictatures à facettes multiples, certains peuples des pays qualifiés d’« arabes » se sont révoltés contre la dictature et la corruption. Leurs aspirations démocratiques sautent aux yeux.
C’est le peuple tunisien qui a entamé ce processus révolutionnaire. Suivi en cela par les peuples du Maroc, de l’Egypte, de la Libye, du Bahreïn, du Yémen et de la Syrie.
Pionnière en révolution, la Tunisie est le premier pays à entamer son processus de transition démocratique. Ce petit pays, terre d’une vieille civilisation qui remonte aux Berbères, a parié, à l’aube de son indépendance obtenue en 1956, sur l’enseignement. Le combat contre l’analphabétisme fût même qualifié de « combat suprême ». La révolution est probablement venue au bon moment. Serions-nous à l’ère de la récolte ?
Soucieuses d’épargner le peuple d’une guerre civile, aussi bien la société politique, composée essentiellement de partis politiques qui ont longtemps souffert à l’époque de Ben Ali, que la société civile, représentée essentiellement par l’Union générale des travailleurs tunisiens, la Ligue des droits de l’Homme, l’Ordre national des avocats, ont essayé toutes les deux de faire réussir la transition démocratique sur la base d’un mot magique « le consensus ». Ce mode de prise de décision peut, à notre sens, concourir à adoucir la température (climat politique pacifique) et à faire naître la végétation (démocratie et prospérité).
En effet, le consensus a été le mode de prise de décision privilégié dans la gestion de la première phase de transition démocratique (I) mais il sera, malheureusement par la suite, réduit à néant ; la nouvelle arme de « légitimité » lui ayant pris le dessus (II).
I- le consensus comme mode de gestion de la première phase de transition démocratique
Après les tergiversations qui ont accompagné la désignation du premier et du second gouvernement sous la présidence de Foued Mebazzaâ, la société politique et la société civile se sont entendues pour gérer cette première phase dans le cadre d’une instance inédite appelée Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (HIPRORRPTD).
Composée de deux organes, le Conseil et celui des experts, la HIPRORRPTD a proposé au gouvernement des projets de décrets-lois relatifs à la création d’une haute instance indépendante des élections, d’un code électoral pour l’assemblée nationale constituante, de codes garantissant la liberté de constitution des partis politiques, des associations et de la presse.
Ces propositions sont retenues par le gouvernement provisoire. Elles ont été par la suite publiées en la forme de décrets-lois.
L’action gouvernementale est suivie de près par la HIPRORRPTD. Le Premier ministre, ainsi que d’autres membres du gouvernement, ont été auditionnés par la HIPRORRPTD. Le poids politique de la HIPRORRPTD a été remarquable . Malgré son caractère consultatif, la HIPRORRPTD a joué un rôle beaucoup plus important que celui du pouvoir législatif à l’époque de la dictature révolue.
Certains diront que la première phase de transition démocratique a trop duré dans le temps. C’est probablement vrai. Plus que sept mois se sont écoulés entre la décision présidentielle d’opter pour l’élection d’une assemblée constituante (3 mars 2011) et le déroulement de ladite élection (23 octobre 2011). Mais il ne faut pas oublier que la Tunisie vient de tenter, pour la première fois, la réalisation d’une opération électorale historique. Toute forme de précipitation pourrait mal tourner. C’est la raison pour laquelle le gouvernement provisoire ainsi que les membres de la HIPRORRPTD se sont entendus sur la nature de leur responsabilité. L’obligation à laquelle ils sont soumis est une obligation de résultat. Ces élections doivent être libres, transparentes et véritablement démocratiques.
Le résultat a été, malgré certaines insuffisances, atteint. Aussi bien les observateurs nationaux qu’internationaux ont témoigné de la sincérité globale de ces élections. Certes et pour diverses raisons, la participation n’a pas été massive, puisque seuls 52 pour cent du corps électoral ont participé au scrutin. Mais après, le prononcé des jugements rendus par le Tribunal administratif et la proclamation définitive des résultats par la Haute instance indépendante des élections, tous les acteurs sur la scène politique nationale ont pris les résultats pour un acquiescement. L’Assemblée nationale constituante est désormais une réalité. Il s’agit d’une chambre mosaïque qui dispose de tous les pouvoirs. Elaborer une constitution et gouverner sont devenues ses principales tâches.
Mais quelle place occupe le consensus dans cette deuxième phase de transition démocratique ?
II- Le consensus versus « la légitimité »
Paradoxalement, si le consensus a réussi à s’imposer facilement comme mode de gestion de la première phase de transition, c’est grâce à l’absence de légitimité de l’ensemble de l’équipe gouvernementale. Le cas est bien évidemment tout à fait différent pour cette deuxième phase. Les prémices des premiers travaux accomplis par la Constituante ont révélé que ce mode de prise de décision n’est pas au centre de réflexion des nouveaux décideurs. Ennahdha, parti d’obédience islamique, le Congrès pour la République, parti foncièrement composé de militants islamistes et le Forum démocratique pour le travail et les libertés, parti laïc et qui se réclame progressiste, ont rapidement annoncé la couleur.
Aussi bien le règlement intérieur de la Constituante que la loi relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics reflètent bien leurs points de vue. Les opinions émises par l’opposition n’ont pas été retenues. Et les critiques des experts ne sont pas les bienvenues. C’est la majorité qui l’a, évidemment, emporté. Et dans une démocratie cette règle est loin de constituer une bizarrerie. La qualité de la norme quant à elle importe peu pour cette majorité gouvernante.
Néanmoins, faudrait-il le rappeler, l’œuvre de la Constituante sera historique. Face à la complexité des problèmes postrévolutionnaires et à l’importance de la société civile, certaines décisions ne seront gage de réussite que lorsqu’elles seront prises dans la concertation la plus vaste.
S’agissant de la constitution à venir, certains militants du parti Ennahdha ont clairement affiché leur volonté d’inscrire dans cette nouvelle constitution une disposition qui prévoit que les lois devraient être inspirées de la Chariâa. Les sources principales de celle-ci sont multiples ; le Coran et la Sunna (dires et comportements du prophète Mohamed). Néanmoins, les problèmes relatifs à la définition, à l’interprétation et à l’application de la Chariâa constituent une source d’inquiétude pour le peuple éclairé. A cela s’ajoute la compatibilité de cette source avec la conception de la souveraineté démocratique qui a pris, croyons le, définitivement le dessus sur la souveraineté théocratique et ce depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1959.
Certes une grande frange de la société politique et de la société civile , s’est farouchement opposée à cette proposition.
Mais évoquer un projet de société ancestrale et qu’on a estimé à travers le temps révolue, ne peut rassurer ni le peuple tunisien éclairé ni nos partenaires du monde libre. Ennahdha et ses alliés doivent trancher. Profiter des principes et des valeurs démocratiques suppose aujourd’hui non seulement de les défendre mais aussi d’éviter tout comportement compromettant.
Nous apprenons aussi qu’Ennahdha recommande à la Constituante d’inscrire l’incrimination de l’atteinte au sacré dans le texte constitutionnel. Une telle initiative revient à réduire à néant l’idée de constitution. Celle-ci est étroitement liée à la liberté. « Pas de constitution sans liberté et pas de liberté sans constitution » disait B. Constant. Limiter l’exercice des libertés au « respect du sacré » c’est saper la plus importante des revendications révolutionnaires : la liberté. Et c’est bien là la contrerévolution. Celle-ci est à notre sens identifiée non par le nom de ses auteurs mais par les actes de ses auteurs.
Sur un autre plan, après l’écoulement de 9 mois, l’Assemblée nationale constituante n’a toujours pas proposé un premier projet de constitution. Pourtant ses membres ont eu droit à un marathon de leçons données par « les experts », comme ils ont voyagé partout dans le monde pour suivre de très près, a-t-on dit, les expériences étrangères. Au XVIIIè siècle, faudrait-il le rappeler, l’élaboration de la constitution américaine de Philadelphie n’a pris que 4 mois.
Les dossiers les plus sensibles (justice, sécurité, presse, emploi,…) ne sont pas à l’ordre du jour de l’activité gouvernementale. Les observateurs n’entendent que des paroles ; alors que les actes (normatifs essentiellement) sont radins pour une population avide de liberté, de démocratie, d’emploi, de sécurité, de stabilité et de prospérité.
Apparemment les partis au pouvoir ont été passionnés par l’exercice du pouvoir plus que par la proposition de programmes réalisables. Ce qui est bien évidemment inquiétant pour le parcours de la révolution. L’affaire Baghdadi Mahmoudi a révélé que même le consensus au sein de la coalition n’est qu’un leurre. Cette situation légitimerait la thèse selon laquelle le gouvernement de la première phase de transition était plus proche de la révolution que celui du second pourtant issu des urnes
Faudrait-il rappeler que l’œuvre de la deuxième phase de transition démocratique serait historique. Associer le consensus à la légitimité serait notre formule magique pour la transition démocratique. C’est à Ennahdha d’en profiter pour pouvoir la faire réussir. Commettre des fautes serait humain, a t-on souvent dit. Mais des enseignements doivent, par conséquent, en être tirés. Occuper la première place dans une phase cruciale ne peut être savouré qu’en cas de réussite. Ennahdha, tout seul, ne fera point le printemps. Et c’est a priori loin d’être son ultime objectif sauf s’il est obsédé par « l’Hiver et l’Eté ».
*Amin MAHFOUDH : Avocat
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