A défaut d’agir, Kaïs Saïed gesticule
Notre nouveau président de la République, Kaïs Saïed se fait tellement rare par l’action et par la parole que chacune de ses interventions est attendue, scrutée et analysée. Son discours surprise le 17 décembre à Sidi Bouzid n’a pas dérogé à cette règle.
Il a évoqué des complots et des manœuvres qui se trameraient dans des chambres obscures contre la volonté du peuple, incarnée par lui évidemment. Concernant l’identité des comploteurs, Kaïs Saïed a dit que le peuple les connaissait nommément. Il a également dit que le 14-Janvier était une tentative pour faire avorter la révolution du peuple, celle du 17-Décembre. Il veut dire par là que la prise en main du cours des évènements par les institutions a fait du tort à la pureté de la révolution populaire. Et puis pour le développement et l’emploi, le président a dit qu’il reviendrait quand il aurait l’argent pour le faire.
Comme quoi, il est risqué d’improviser un discours présidentiel que l’on prononce à Sidi Bouzid un 17 décembre car il est possible de le truffer d’inepties et d’affirmations insensées. Nous n’aurons pas cette fois des conseillers qui vont parcourir les studios télé et radio pour expliquer le discours du président et mettre en lumière les principaux messages. Ce ne sera pas possible car le discours en lui-même est improvisé et brouillon, et puis les conseillers à la communication finissent leur journée à 17h et ne bossent pas le weekend.
Mais au-delà de ces considérations de forme, c’est du fond que parvient la réelle inquiétude. De deux choses l’une, où Kaïs Saïed fait semblant de ne pas voir où se trouve la vraie corruption et préfère détourner l’opinion vers des « salles obscures » et des « complots » dans le but de cacher son impuissance, où Kaïs Saïed ne sait réellement pas quoi faire et gesticule en pensant sincèrement qu’il existe des chambres noires qui trament des machinations contre lui et le peuple. Difficile de choisir la meilleure des options dans ces deux scénarios catastrophe. Un président porté sur la diversion ou un président naïf avec un début de complexe de persécution ?
Au lieu d’entretenir des mythes sur une supposée machination contre la volonté du peuple, le chef suprême devrait suivre l’actualité. Sait-il par exemple qu’un douanier a été poursuivi par un contrebandier de Sbeïtla à Sidi Bouzid avant de se faire agresser au couteau par ce dernier ? Le président de la République devrait savoir que les forces de l’ordre, quel que soit le corps, ont des difficultés à arrêter les princes de la contrebande car la population se tient aux côtés de ces gens-là. Le peuple, tant glorifié par Kaïs Saïed, est abandonné par l’Etat. Les habitants des régions frontalières sont entretenus par les contrebandiers et les cartels. Ce sont les boss de ce commerce qui dépensent de l’argent pour que les enfants aillent à l’école, pour que les pauvres puissent se soigner et avoir un toit au-dessus de leurs têtes. En contrepartie, tous ces habitants doivent allégeance à ces patrons qui comptent leur argent en mètre cube. Il est évidemment hors de question de les dénoncer ou d’aider les forces de l’ordre dans leur travail, en cas de descente même les enfants sortent des écoles pour caillasser les représentants des autorités et parfois, cette allégeance se traduit par un vote massif en faveur d’un contrebandier désireux d’immunité.
Pour le coup, ce sont des choses qui se passent régulièrement au vu et au su de tout le monde, et non pas dans les chambres obscures. Il s’agit également de personnes et d’organisations dont les noms et les adresses sont connus par tout le monde, y compris par les forces de l’ordre. Il serait bien plus pertinent pour le président de la République de s’intéresser à ce type de phénomène, lui qui semble si attaché à la question du rôle de l’Etat. Cet Etat s’est justement retiré de plusieurs domaines vitaux, cet Etat a abandonné ses enfants aux griffes des contrebandiers qui les achètent allégrement, cet Etat a lâché ces gens pour les donner aux associations pseudo-caritatives qui se transforment plus tard en partis politiques.
Il n’y a rien de plus facile que de rejeter la faute sur autrui. Les responsables peuvent être des comploteurs cachés on ne sait où, ou bien des forces étrangères hostiles. L’essentiel c’est que ce soit une entité indéfinie qui entretient des mythes populaires. Sauf que le président de la République, comme tout autre responsable élu, n’est pas là pour se plaindre ou pour dresser des diagnostics. Il est là pour agir, pour mettre en application ce qu’il a promis et pour faire respecter l’Etat et la loi. Le fait qu’il soit trop tôt encore pour voir cela sur le terrain est parfaitement concevable, ce qui l’est moins c’est le fait de se tromper de priorités et d’entretenir un fantasme futile et contreproductif.