
Au large de Ksibet El Mediouni, dans le gouvernorat de Monastir, la mer a pris ces derniers jours une couleur étrange. Du vert, du rose, parfois même du violet : une teinte inhabituelle captée par les satellites, notamment Sentinel-2, le 18 juin 2025 à 10h. Cette image a poussé l’ingénieur halieutique et expert en climat Hamdi Hached à tirer la sonnette d’alarme. Selon lui, ce phénomène n’est pas simplement un caprice esthétique de la nature. Il s’agit d’un épisode de prolifération massive de microalgues, connu sous le nom scientifique de bloom algal nuisible, ou en anglais Harmful Algal Bloom (HAB).
Un bloom algal nuisible est une explosion de croissance de certaines espèces d’algues microscopiques. Contrairement aux algues visibles que l’on peut parfois trouver échouées sur le rivage, ces micro-organismes sont invisibles à l’œil nu mais peuvent teinter toute une zone marine quand ils se multiplient de façon excessive. Le problème, c’est que certaines de ces algues produisent des toxines qui peuvent tuer les poissons, contaminer les coquillages et représenter un danger pour l’homme en cas de contact ou de consommation.
Dans le cas de Monastir, la surface touchée est estimée à 2,5 km². Ce type d’événement ne tombe pas du ciel. Il est favorisé par plusieurs facteurs connus : la hausse des températures de l’eau, l’ensoleillement prolongé, la stagnation des courants, mais surtout l’apport massif de nutriments comme les nitrates et les phosphates. Ces éléments nutritifs proviennent des eaux usées, du ruissellement agricole chargé d’engrais, ou encore de certains rejets industriels. Autrement dit, ce sont les activités humaines en amont qui alimentent indirectement ces proliférations.
Ce phénomène n’est pas propre à la Tunisie. Il est en forte augmentation dans le monde entier. En Floride, aux États-Unis, des blooms toxiques de cyanobactéries ont provoqué des fermetures de plages et des pertes économiques majeures dans le secteur du tourisme. En Chine, sur les rives du lac Taihu, les autorités ont dû interrompre l’approvisionnement en eau potable de millions d’habitants à cause d’une toxine produite par les algues. En Espagne, au large de la Galice, les marées rouges affectent régulièrement la récolte des moules et des huîtres, au point de menacer l’activité de toute une région.
En Méditerranée, la situation est particulièrement critique car la mer est semi-fermée et peu profonde. Cela rend l’écosystème plus vulnérable aux déséquilibres. En Tunisie, plusieurs cas de blooms ont été documentés ces dernières années, notamment dans le Golfe de Gabès. Mais il manque encore une politique de surveillance environnementale systématique à l’échelle nationale. Les stations de contrôle de la qualité de l’eau sont rares, les études scientifiques peu nombreuses, et les liens entre les services de l’environnement, de la pêche et du tourisme souvent faibles ou inexistants.
Les conséquences d’un bloom ne se limitent pas à la mer. Les poissons peuvent mourir par milliers, les pêcheurs perdre plusieurs jours ou semaines de travail, et les consommateurs risquer des intoxications en cas d’ingestion de fruits de mer contaminés. À cela s’ajoute un autre problème moins visible : lorsque ces algues meurent, elles se décomposent au fond de l’eau, provoquant une chute de l’oxygène dissous. Cela crée des zones mortes, où la vie marine devient impossible.
Face à cela, plusieurs pistes d’action existent. D’abord, limiter à la source l’apport en nutriments : cela implique un meilleur traitement des eaux usées, une réduction de l’usage des engrais chimiques, et un contrôle plus strict des effluents industriels. Ensuite, développer un système d’alerte précoce, à partir de satellites, de capteurs en mer et d’analyses d’eau régulières. Enfin, il faut former et informer : les pêcheurs, les touristes, les municipalités, pour qu’ils sachent reconnaître les signes d’un bloom et éviter les comportements à risque.
Le cas de Monastir est un signal d’alerte. Il nous rappelle que la mer est un miroir de nos excès à terre. Ce violet qui attire l’œil n’est pas un miracle de la nature, c’est une alerte. Et comme toute alerte, elle peut être ignorée... ou servir de point de départ à un changement.