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Jeunesse africaine : et si on essayait la liberté ?
26/09/2023 | 14:47
10 min
Jeunesse africaine : et si on essayait la liberté ?

 

 

Par Abdelkoddous Saâdaoui *

 

Entre les 11 et le 13 septembre, l’arrivée de 8500 personnes sur la cote de la paisible île italienne de Lampedusa, a suscité énormément de réactions. Réellement, ce n’est pas le nombre qui fait réagir mais plutôt l’effet de concentration, car en termes de chiffres, ce n’est ni la première vague, ni la plus intense.

Depuis, on nous parle de « submersion migratoire », « d’invasion » ou encore « d’un acte de guerre ». Ces qualificatifs populistes qui servent à affoler la population et récupérer quelques électeurs sont à mille lieues de résoudre le problème.

En Europe occidentale, la proportion d’immigrés est généralement comprise entre 9% et 17% (sources Nations Unies) : Autriche (17%), Suède (16%), Espagne (13%), Allemagne (12%), France (12%), Pays-Bas (12%), Belgique (11%), Italie (10%).

La Suisse, avec 29% d’immigrés, se situe devant l’Italie ou la France. Pour l’Europe, en 2020, sur les 447,3 millions d’habitants des 27 pays de l’Union européenne, 36,6 millions sont étrangers, soit 8,2%. Au 1er janvier 2021, seulement 23,7 millions n’étaient pas citoyens d’un des états membres de l’UE, soit 5,3% de la population, selon Eurostat.

L’Europe a pourtant accueilli près de quatre millions de réfugiés ukrainiens, chiffre très éloigné des quelques milliers d’africains. Sur les millions de nos amis ukrainiens qui fuient une guerre injuste et atroce, l’Italie et la France n’ont reçu respectivement que 148 060 et 69 890 (chiffre Eurostat mars 2023), quand l’Allemagne, la Pologne et la République Tchèque réunies ont reçu près de 2,5 millions de réfugiés.

Évidemment les différences culturelles et les enjeux géopolitiques ne sont pas les mêmes entre l’Ukraine et l’Afrique. Mais Les chiffres sont têtus et prouvent deux choses : la première est que les pays du sud de l’Europe ne sont pas ceux qui reçoivent le plus de migrants et la deuxième est l’inexistence d’une submersion migratoire en Europe mais plutôt une crainte vis-à-vis de l’immigration.

Mais est-ce que l’Europe risque d’avoir une submersion migratoire ? Certainement.

Est-ce qu’elle a la bonne approche pour lutter contre ? Certainement pas.

 

La cohérence

L’Europe représente une expérience humaine et politique inspirante pour l’humanité. Des peuples et des nations qui ont pu dépasser les différences de langues et l’histoire d’un drame commun, afin de construire une union avec un intérêt commun et des valeurs communes.

Cette Europe, en laquelle nous croyons, ne peut être populiste et se doit d’avoir un discours en phase avec ses valeurs fondamentales.

Cette cohérence n’est pas seulement une question éthique mais aussi un positionnement géopolitique, car avec sa fragilité énergétique et démographique, être un porte-drapeau du monde libre est l’un de ses arguments diplomatiques majeurs. D’ailleurs, c’est en se basant sur cet argument qu’une adhésion internationale est possible lors des interventions militaires ou lors de confrontations commerciales avec la Chine par exemple…

L’Europe défend des valeurs et c’est la raison pour laquelle la communauté internationale la supporte. Dans le même sens, la relation postcoloniale avec le continent africain est basée sur ces valeurs.

Mais nous constatons depuis l’instauration des visas, la dégradation de cette relation. Depuis 1986, il y a une incompréhension africaine populaire de l’incohérence européenne, et plusieurs questions légitimes se posent :

Pourquoi un jeune européen peut prendre son sac à dos et voyager dans le monde alors qu’un jeune africain ne peut pas dépasser les frontières de son pays ?

Comment peut-on défendre la libre circulation des biens et des services mais pas des êtres humains ?

Comment peut-on leader le monde libre et dealer avec des régimes autocratiques ?

Plusieurs incohérences font qu’en Afrique, bien que les efforts financiers, logistiques et humains déployés par l’UE sont colossaux, la relation avec les peuples reste incomprise.

 

Les jeunes africains sont une solution et non un problème 

La première étape du processus de Bardach pour la conception d’une politique publique est de définir le problème. Alors il faut se poser la question : L’immigration des jeunes africains est-elle le problème ou juste une résultante ?

Même en admettant le discours des extrêmes qui considèrent l’immigration comme la source des problèmes, pour le résoudre nous devons comprendre : Qui sont ces jeunes et pourquoi ils choisissent cette voie ? Et juger si les réponses apportées sont-elles la solution ?

·       Introduction à la jeunesse africaine  

Le continent Africain compte aujourd’hui plus d’1,466 milliard d’individus contre seulement 1,055 milliard en 2010.

En 2021, près de 62% des africains avaient moins de 25 ans, avec plus de 200 millions âgés de 15 à 24 ans, c’est la plus grande concentration de jeunes dans le monde. L’âge médian des africains est de 19,6 ans, des pays comme le Niger ou le Mali ont respectivement un âge médian de 15 et 16 ans (Afrique Magazine)

D’après les projections des Nations Unies (hypothèse haute des perspectives de 2017, avec une baisse plus lente de fécondité) un humain sur deux verra le jour en Afrique d’ici 2050, pour atteindre un palier de 2,7 milliards d’individus, dont plus de la moitié aura moins de 25 ans. (Extrait de l’enquête « trop d’humains sur terre ? Le défi du siècle »)

Certes, c’est une chance démographique, cependant, l’Afrique devra faire face aux multiples défis induits par cette croissance, en agriculture, urbanisme, éducation, santé, création d’emploi ou encore des défis écologiques et énergétiques.

Par exemple, les choix énergétiques faits dès aujourd’hui seront déterminants. Dans son rapport Africa Progress Panel, Kofi Annan résume ainsi le défi énergétique : "le continent consomme moins d’énergie que l’Espagne (50 % de cette consommation revenant à l’Afrique du Sud), mais il aura besoin d’un approvisionnement en énergie similaire à celui de l’Europe dans son ensemble. Ce développement d’équipements et de moyens de production pourra-t-il être décarboné ?"

"Le continent devra aussi composer avec 86 millions de déplacés climatiques en 2050, selon un rapport de la Banque mondiale."

"L’accès à l’éducation est aussi la clé pour atteindre ce que l’on appelle le dividende démographique. « Lorsque le nombre d’enfants diminue, les pays connaissent plusieurs générations pendant lesquelles les adultes en âge de travailler constituent la part la plus importante de la population, ce qui engendre un dividende rendant possible une croissance économique plus élevée et des revenus en augmentation », explique Benoît Toulouse, chercheur-associé au laboratoire Pléiade, spécialiste des questions géographiques et démographiques en Afrique de l’Ouest." (Trop d’humains sur Terre ? Le défi du siècle)

Des données démographiques et des projections qui imposent à la communauté internationale l’adoption d’une nouvelle approche vis-à-vis du continent africain. Une nouvelle approche qui consiste à rendre l’Afrique plus attractive et non l’Europe moins attractive.

Le décalage entre la politique et le public

La jeunesse est définie comme la tranche d’âge entre l’enfance et la pleine maturité de 15 à 35 ans. Certes, statistiquement cette catégorisation est louable, mais sociologiquement parlant, considérer cette population comme homogène est le début de la déroute.

Il n’y a pas Une Jeunesse mais des jeunes différents, multiples et variés. Les attentes des jeunes de seize ans ne sont pas celles des trentenaires ; les difficultés dans les milieux urbains ne sont pas les mêmes que dans les milieux ruraux ; les scolarisés n’ont pas les mêmes intérêts que les actifs.

Généralement, le fait de négliger l’hétérogénéité des jeunes mène à tracer des politiques publiques cloisonnées et déconnectés de la réalité.

Les expériences sont multiples. En 2010, un programme de la Banque mondiale travaillant sur l’amélioration des compétences entrepreneuriales des diplômés universitaires tunisiens a été mis en place. 9% des inscrits en licence ont bénéficié de cette formation, soit 1702 étudiants et 67% d’entre eux ont fini la formation. L’évaluation a montré que « les impacts du programme sont restés de courte durée. Bien que les étudiants qui étaient affectés à la voie entrepreneuriale étaient plus susceptibles d’être occupés dans des emplois indépendants un an après l’obtention de leur diplôme, aucun impact sur l’emploi indépendant n’a été observé après quatre ans » (Rapport de la banque mondiale 2013).

La difficulté dans la conception d’une politique publique axée sur les jeunes réside dans la dualité des temps. 

Nous sommes face à un public cible qui est dans l’instantané et nous devons construire avec lui sur le moyen et long terme. Avoir des ministères dédiés à la jeunesse généralement jumelés avec le sport, l’enfance, ou autre secteur, ne fait pas des gouvernements plus attentifs ou plus sensibles à cette question.

En 2019, 50% des Africains n’avaient pas accès à l’électricité. Quel discours tenir contre l’immigration face à cette réalité ?

Nous ne pouvons pas lutter contre ce que l’on appelle les comportements à risques chez les jeunes (crime, drogue, extrémisme, suicide, immigration illégale…) sans travailler sur l’éducation, la formation professionnelle, la justice, la culture ou l’urbanisme… 

Nous vivons selon le philosophe Michel Serres « la troisième révolution anthropique de l’humanité », la première étant l’invention de l’écriture et la deuxième, l’invention de l’imprimerie. En analysant la courbe de propagation de l’information, nous observons qu’elle est devenue verticale. L’information est instantanée dans le temps et illimitée dans l’espace : une métamorphose totale dans notre traitement et notre relation à l’information et au savoir.

Est-ce que nous sommes prêts ? Est-ce que cette donnée est intégrée dans le système éducatif, par exemple ?

Ce boom numérique est en train d’approfondir le fossé entre les jeunes et les institutions et de complexifier leurs inclusions.

L’inclusion est une question de confiance et de liberté

La lenteur des mécanismes étatiques est un frein à l’inclusion d’une génération très rapide. Cette lenteur résulte d’un contrôle administratif placé toujours en amont, signe d’un manque de confiance entre l’État et les citoyens.

Donc, parler d’inclusion revient à parler de confiance et d’écoute. Une écoute hors contexte conflictuel, une écoute des expressions artistiques, du linguistique, des nouveaux canaux. Parler d’inclusion revient à parler avec les jeunes et non d’eux.

La communication institutionnelle est aussi un frein, dans la mesure où le langage officiel associe le terme « jeune » à tout ce qui est péjoratif. Il est rare d’entendre : « la jeune championne du monde » ou « le jeune artiste ». En revanche, des titres du type « l’arrestation de 5 jeunes délinquants » ou encore « quatre jeunes migrants » sont fréquents.

Admettons qu'il est absurde, de croire qu’il est possible d’évoquer la question de l’inclusion hors démocratie.

Prenons l'immigration, vu les résultats des politiques dites anti-immigration, je crois qu’il est temps de changer d’approche et de voir la liberté des jeunes africains comme une opportunité et non comme une menace.

Indubitablement, migrer en Europe afin de vivre mieux en Afrique, peut paraitre paradoxal, mais en réalité, il est naturel de suivre l’espoir. En revanche, ce qui est surprenant, c’est de croire que l’espoir est possible sans liberté ou que le fait de supporter des régimes autoritaires peut arrêter l’immigration.

Quand près de deux tiers de la population africaine a moins de 25 ans, la question est : peut-on inclure deux tiers dans un tiers ?

Parallèlement, les start-up africaines n’en finissent plus de battre des records. Ces entreprises ont levé 5,3 milliards de dollars en 2022, en hausse de 5,4 % par rapport à 2021  d’après une étude de la plateforme The big deal, et comme le souligne très bien l’analyste financière Georgina SIABA “ La forte levée de fonds observée du côté des start-up africaines, s’explique par le fait que les États africains ont travaillé à rendre les économies des pays du continent beaucoup plus business friendly, par exemple par la régulation du secteur privé s’est affiné. Également, on a vu les économies africaines devenir plus business friendly grâce à de nombreux programmes internationaux pour booster les entrepreneurs africains. En 2022 les États africains ont su compter sur l’épaule bienveillante des bailleurs de fonds dénommés Agence de coopération internationale qui ont pu proposer toute une myriade de programmation multinationaux.”

Donc une autre voie est possible.

Certes, l’Afrique est en train de vivre une chance démographique, elle a des richesses naturelles mais sans l’appui de la communauté internationale, il sera difficile d’assurer l’accès à la connaissance, d’ancrer une sensibilité écologique et d’instaurer une culture démocratique et inclusive.

Le choix est simple : soit l’Afrique devient, comme ses jeunes, une solution et non un problème, soit la transition africaine vers cette nouvelle ère sera très coûteuse.

L’Afrique et L’Europe ont une histoire commune mais aussi un destin commun, reste à relever le plus grand défi :  bâtir une confiance.

 

 

*Senior consultant en politique publique 

*Ex-secrétaire d’état chargé de la jeunesse en Tunisie.

 

26/09/2023 | 14:47
10 min
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Commentaires
'Gardons un minimum d'honnêteté!
@Mr. Abdelkoddous Saâdaoui
a posté le 28-09-2023 à 21:58
Je vous cite: "Le continent Africain compte aujourd'hui plus d'1,466 milliard d'individus contre seulement 1,055 milliard en 2010."
-->
Mais enfin Mr. Abdelkoddous Saâdaoui, la croissance démographique en Afrique, d'après votre article ci-dessus, est de 411 Millions en 10 ans et ça vous parait normal.

Je considère par la suite la croissance démographique de la Tunisie en tant que pays africain:

Il faut comprendre que la Tunisie n'a pas les moyens/ressources afin de nourrir et de satisfaire les besoins de 12 ou 13 millions d'habitants.

La croissance démographique excessive en Tunisie a causé beaucoup de problème dans les domaines de l'emploi, de l'éducation, des transports, du logement, des soins médicaux et de la protection de l'environnement.

Je donne d'abord une explication non mathématique simple et très approximative de la poussée démographique. Comme nous le savons, chaque couple peut avoir zéro ou plusieurs enfants. Quand ce nombre d'enfants par couple est égal à 2, la population tend vers un état final stable (elle n'augmente pas et elle ne diminue pas). Ce qui fait que les parents (un couple) vont mourir un jour et vont laisser exactement deux descendants. On a donc un système en équilibre permanent. Quand le nombre d'enfants par couple est inférieur à 2, alors la population va diminuer. C'est-à-dire deux personnes (un couple) vont disparaître un jour et vont laisser un seul ou zéro descendant. Mais à partir de 2.1 enfants en moyenne par couple, cela se complique: le nombre d'individus par génération se met à augmenter sans fin. Et cette croissance qui peut paraître lente, est en fait véritablement explosive puisqu'elle a entraîné un quadruplement de la population tunisienne en 60 ans (entre les années 1956 et 2017). Or, un demi-siècle est très vite passé! On ne peut pas continuer à ce rythme.

Ce qui aggrave encore la situation, ce sont les mariages à 16 ans ou même à 15 ans: dans ce cas particulier même une fécondité de 1,6 enfants par couple ne peut pas freiner la croissance explosive de la population tunisienne'

Ignorer la poussée démographique en Tunisie c'est reporter les problèmes à plus tard, à la période où il faudra trouver les moyens à la fois d'arrêter cette croissance et de résoudre autrement cette difficulté restée un temps camouflée

La récolte céréalière tunisienne n'a pas cessé d'augmenter, mais la quantité de grain par tunisien n'a pas cessé de se réduire à cause de la poussée démographique. Un grand pourcentage de l'accroissement annuel du revenu national est absorbé par l'accroissement de la population, ce qui absorbe une grande partie de nos fonds et freine le développement économique et social.

En 1956 la Tunisie comptait 3,3 Millions d'habitants, en 2017 elle compte 11à 13 millions d'habitant et d'après mes calculs statistiques la Tunisie aura 28 millions d'habitants en 2045. Où allons-nous et qu'elles seront les conséquences pour l'environnement?

L'équilibre à long terme entre croissance démographique et approvisionnement alimentaire est indispensable, Il faut s'attendre à ce que le taux annuel de croissance de la production alimentaire par habitant en Tunisie continue de baisser.

La croissance démographique doit diminuer afin de stabiliser la population tunisienne autour de 10 Millions d'habitants. En effet, à un état stationnaire de la productivité il nous faut aussi un état stationnaire de la croissance démographique.

Puis, je rappelle que la fermeture de plusieurs écoles primaires ou la baisse du nombre d'élève en Tunisie n'est pas un signe de la baisse des naissances comme nous le racontent certains pseudo-scientifiques, mais elle est plutôt la conséquence du fait que le nombre d'enfants âgés de 6 à 15 ans n'ayant jamais été à l'école ou l'ayant quittée avant la fin de la scolarité obligatoire s'élève à plus d'un million en Tunisie. L'écart est plus accentué selon le genre, l'âge, le milieu de résidence, ou l'activité des enfants. 67.6% des enfants non scolarisés ou déscolarisés, sont des filles. 60% des enfants concernés habitent les zones rurales et 40% sont en situation de travail.

Nous avons le choix de laisser la nature ajuster la poussée démographique en Tunisie par les catastrophes et les épidémies ou de prendre notre destin en main pour ajuster le nombre des naissances afin de garantir un équilibre entre la poussée démographique et nos ressources naturelles limitées.

Très Cordialement