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Chroniques
Dans la tête d’un soignant en Tunisie
Par Marouen Achouri
06/05/2020 | 16:00
4 min
Dans la tête d’un soignant en Tunisie

 

Des milliers de lignes et des millions de mots ont été alignés pour décrire et suggérer ce à quoi devrait ressembler la politique anti-Covid en Tunisie. Le déploiement de cette politique se base essentiellement sur le rôle que doivent exercer nos soignants, médecins et infirmiers, et sur l’obligation de leur fournir le matériel nécessaire et autre.

Mais peu d’écrits s’intéressent à ce que ressentent et à ce qu’éprouvent les soignants qui se battent chaque jour contre le Covid-19. Nous avons tendance à oublier, parfois, qu’il s’agit aussi d’êtres humains qui ont des besoins, mais surtout des peurs, des angoisses et des inquiétudes. Les médecins et les infirmiers tunisiens sont confrontés à la mort et vivent un vrai deuil à chaque décès « injustifié ». Quand une personne est arrachée à la vie malgré tous les efforts des soignants, quand cette personne est jeune ou qu’elle laisse derrière elle des enfants, les médecins et les infirmiers ressentent un profond chagrin, même s’ils essayent de le cacher. La mort d’un Covid+ est profondément injuste car elle aurait certainement pu être évitée. Même les familles des personnes décédées ne peuvent pas faire correctement leur deuil car elles ne voient pas leur défunt et n’assistent pas à son enterrement.

 

Les médecins et les infirmiers forment la première ligne dans la guerre contre le coronavirus. Nous avons tendance à parler de cette confrontation en empruntant un vocabulaire lyrique décrivant une confrontation romanesque pleine de noblesse et de belles histoires. Mais la réalité est bien plus moche que cela. Comme leurs prédécesseurs dans les tranchées ou dans les contrées les plus lointaines, ces médecins et ces infirmiers sont arrachés à leurs propres familles, à leur propre environnement, et personne ne les aide à gérer cela. Un médecin ou un infirmier est obligé de concilier l’inconciliable : il doit soigner les malades sachant qu’il est aussi une menace pour sa propre famille, pour son entourage. Il est la solution mais aussi, potentiellement, le problème. Personne n’aide les membres du personnel soignant à accepter, à gérer et à intérioriser. Les médecins et les infirmiers ne rentrent pas chez eux après des journées harassantes de travail, ils ne retrouvent pas leurs familles et leurs enfants. Ils sont isolés et restent en confinement parce qu’ils peuvent se transformer en propagateurs du virus. Même le processus de soin du Covid-19 est biaisé car le malade ne voit pas son médecin.

Le fait d’identifier son médecin, de connaitre son visage et son nom sont des éléments importants de la relation médecin-patient. Cette relation est faussée par le port, par le personnel soignant, de masques, de blouses et tout l’attirail de protection. Le malade ne peut pas voir le visage de son médecin, ce qui fausse la communication entre eux et la déshumanise.

 

Les médecins sont des héros. « L’armée blanche », nouvelle dénomination largement utilisée dans les discours officiels, a un caractère romanesque qui ne sied pas à la réalité de la situation. Ce concept de héros, appliqué aux médecins, a fait l’objet d’une intéressante réflexion de l’une des leurs, Sameh Daabek. « L’héroïsation des corps de métiers dits "essentiels" et en particulier celle du personnel soignant est un narratif commode pour dépolitiser leurs revendications et les enfermer dans une posture intenable : celle d'un héros. Un héros ça demande pas une augmentation salariale, un héros ça demande pas des moyens de protection, un héros ça demande pas à être payé pour les heures supplémentaires qu'il a fournies, un héros ça se dit pas fatigué et épuisé par le manque de personnel, le manque de moyens. Mais bon, de la poésie c’est beau quand même!! On va l'utiliser pour payer nos loyers et rembourser nos crédits ».

 

Si devenir un héros de la nation empêche les médecins tunisiens d’être protégés, d’être correctement payés et de pouvoir vivre dignement dans leur pays, alors ils n’ont pas besoin de cet héroïsme de pacotille ni de la grandiloquence des discours. Les médecins et les infirmiers ont besoin de justice, pas de slogans. Ils ont besoin de considération et de conscience, pas d’envolées lyriques à leur gloire alors qu’en même temps, ils se font agresser physiquement et verbalement, tous les jours. Ceci est valable aussi pour nos politiciens. Tous découvrent, à l’occasion de cette crise sanitaire, l’importance des médecins et de la politique sanitaire du pays. Ils commencent tous leurs interventions par un hommage au personnel soignant en rivalisant de jolies expressions. Mais les médecins et les infirmiers tunisiens auraient plutôt besoin que ces politiciens examinent et adoptent le projet de loi sur la responsabilité médicale et les droits des patients. Ce projet de loi traine depuis des années à l’Assemblée et connait un parcours chaotique dans les travées du Bardo.

 

Plein de sentiments et de raisonnements se bousculent dans l’esprit d’un soignant tunisien confronté au Covid-19. Mais le sentiment prégnant est celui de la solitude. Il est seul d’abord parce qu’il est arraché à sa famille et à vie par le Covid-19. Il est seul car il n’est pas correctement soutenu par ses supérieurs politiques ni au niveau de l’approvisionnement en équipements ni dans celui de la considération qu’il mérite. Il est seul vis-à-vis d’une population qui ne comprend pas ses problèmes et dont une partie n’hésite pas à l’agresser. En grande majorité, les soignants font leur métier par vocation et par noblesse d’esprit. Mais, à un moment donné, à force de tirer sur la corde, elle cassera.

 

Par Marouen Achouri
06/05/2020 | 16:00
4 min
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Commentaires
Mona mona
I want to became an expert in this field
a posté le 07-05-2020 à 08:41
Thanks for information about this in advance
Médecin hospitalo-universitaire
Merci
a posté le 06-05-2020 à 21:24
Je suis médecin. Merci Mr marouen achouri. C'est très touchant. Un article qui remonte le moral pour un fonctionnaire médecin qui galère tous les jours.