Les indéboulonnables, les paresseux et les endoctrinés
« Etes-vous optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de votre pays ? ». Cette question m’a été posée la semaine dernière à l’occasion d’un dîner organisé par l’ambassadeur américain à l’attention de journalistes tunisiens. Cette même question m’a été posée à maintes reprises, par nombreuses personnes intéressées par la « grande destinée tunisienne », ces dernières années. La réponse reste toujours aussi épineuse…
Oui, car on a beau échafauder les meilleurs scénarios pour le pays, voir les choses en grand et continuer à espérer, tout ceci se heurte à une réalité tristement tenace. La Tunisie fait face aujourd’hui à une faillite presque imminente et le dinar atteint son niveau le plus bas de l’Histoire. La fuite des cerveaux continue de plus belle et les plus brillantes réussites au baccalauréat se voient offrir des bourses d’Etat pour partir à l’étranger. L’administration tunisienne continue à faire la sieste en ce mois de ramadan qui, combiné aux vacances estivales et à la calamité de la séance unique, n’arrange rien.
Comment le pays pourra-t-il se relever si on continue à encourager son élite à partir loin une fois le bac en poche ? Les meilleures moyennes du pays continuent à se voir offrir, par l’Etat tunisien, des bourses pour poursuivre leurs études dans les universités les plus prestigieuses des Etats-Unis, d’Europe et d’ailleurs. Souvent pour étudier des spécialités indisponibles en Tunisie et, ainsi, abandonner tout espoir de revenir faire carrière un jour dans son pays natal. Des compétences locales dont on fait bénéficier d’autres pays et de futures fortunes qui paieront les impôts d’autres Etats, alors que le pays en a plus que jamais besoin aujourd’hui.
La Tunisie compte 20% de la population maghrébine installée à l’étranger selon une étude effectuée par le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement. Certes, tous ne sont pas des « cerveaux » mais les migrations estudiantines connaissent une hausse fulgurante depuis 2000. Et les bacheliers ne sont pas les seuls concernés, mais d’autres filiales universitaires d’importance capitale pour le pays : Commerce, Finances, Médecine et autres. Etudier à l’étranger, et s’y installer à terme, est aujourd’hui présenté comme le sésame d’une vie ambitieuse et sans encombres. Là où la valeur du travail est enfin reconnue, où le népotisme ne résout pas tout et où on a enfin une chance de devenir quelqu’un.
Un « brain drain » dont profitent les pays hôtes, alors que la Tunisie en a plus que jamais besoin aujourd’hui, mais dont les premiers bénéficiaires restent incontestablement les jeunes compétences tunisiennes. Etre jeune et plein de ressources n’est, en effet, pas la grande tendance du moment dans le pays de la « révolution du jasmin ». Cette attitude est largement supplantée par une autre qui glorifie les paresseux et les endoctrinés. Ceux qui salivent face à un job où ils seront « indéboulonnables » et ceux qui choisissent la facilité préférant se faire exploser avec les takfiristes et autres intégristes. Difficile pour ces jeunes, à qui la chance « sourit enfin », de se résigner à rester dans un pays qui les renie et qui cherche, par tous les moyens, à gommer leur créativité pour les voir fondre dans la masse.
Ce n’est pas aux jeunes qu’il faut en vouloir aujourd’hui. Mais à ceux qui les poussent à plier bagage et à abandonner un pays qui a plus que jamais besoin d’eux. Tous ne font certes pas carrière, mais les chances de les voir réussir sont nettement supérieures qu’ici en Tunisie. Une chance de ne devenir un autre mort-vivant qui somnole derrière un bureau, qui s’extasie devant les pitoyables productions télévisées ramadanesques et qui a du mal à boucler ses fins de mois.
Suis-je optimiste alors ? Je le suis incontestablement, malgré tout. Mais est-ce que je pense que les Tunisiens retrousseront leurs manches pour travailler (enfin) et donner le meilleur d’eux-mêmes ? Pour rompre, petit à petit, avec la tradition de la paresse, ne plus honorer la médiocrité et encourager, enfin, ceux qui, contre toute attente, réussissent. Pour ne plus être une société d’indéboulonnables et de paresseux qui au lieu de faire de leur mieux et d’assumer, servent du « inchallah » (Si Dieu le veut) et « Allah Ghaleb » (Dieu en a voulu autrement). C’est là que ma foi vacille et que mes doutes reprennent le dessus…