Sfax, terre de paradoxes
Sfax est un monde à part. Dans cette petite planète, les règles ne sont pas les mêmes que dans le reste du monde. Ceux qui connaissent la ville, ou qui y ont vécu un moment, comprendront sans doute ce que je veux dire.
Les Sfaxiens ont cette manière de vivre bien à eux. La capitale du Sud, même si elle trône au milieu de 4 autres villes, fonctionne un peu en mode insulaire. Ici, on est dans un monde particulier, et dans ce monde particulier, on n’est jamais contents.
Samedi, l’installation de la statue de Bourguiba au centre-ville de Sfax a suscité une vive polémique. A tort ou à raison, nombreux riverains n’ont pas apprécié que la reproduction équestre de l’ancien président trône de nouveau au milieu de la ville. Cette statue qui faisait, avant, la fierté de Sfax, été déboulonnée et cachée dans un entrepôt, en 1987, au lendemain de l’accession de Ben Ali. La municipalité a décidé, il y a quelques jours, de la dépoussiérer et de lui redonner sa place dans le quotidien des habitants. 30 ans après, la ville aura enfin la chance de se rabibocher avec son Histoire.
Mais cette histoire, certains la voient d’un mauvais œil. Qu’on adule ou qu’on déteste l’ancien président Bourguiba, on ne peut contester sa place dans l’Histoire du pays. Dans l’installation de cette statue, les deux visions se défendent. Certains y voient un hommage au « Père de l’Indépendance », d’autres le regardent narguer de haut cette ville qu’il n’a jamais aimée.
Entre ceux qui ont accueilli la statue de Bourguiba à bras ouverts et ceux y voient un clin d’œil à une dictature qu’ils aimeraient bien enterrer, existe un monde de paradoxes. A Sfax, on se dit toujours victime d’une marginalisation qui n’a que trop duré. Cette marginalisation n’est certes pas une légende urbaine, elle a vraiment existé. Cette marginalisation est perceptible à travers son infrastructure vétuste, son autoroute récente, son aéroport désert, ses projets insuffisants et sa « maudite » SIAPE.
Mais même si cette marginalisation n’est, aujourd’hui, que le fruit de décisions vieilles de plusieurs dizaines d’années, on la brandit encore pour expliquer tous les maux dont souffre Sfax. Celle qui devrait avoir tout pour elle et dont le pouvoir a été trop souvent miné par une volonté politique de l’asservir reste encore plus minée par une victimisation qui est plus facile à brandir que de se retrousser les manches et de se remettre au travail.
Il est temps aujourd’hui que Sfax accepte enfin son histoire et avance. Accepte que les symboles du pays tout entier se côtoient, au quotidien, par ses habitants. Accepte une version inaltérée de l’histoire et y reconnaitre, enfin, aussi, sa part de responsabilité. Ce sera l’unique manière pour elle d’avancer et de reprendre ses lettres de noblesse dans un pays qui ne lui veut plus de mal.
Si la ville n’arrive pas à trouver sa véritable place, ce n’est pas uniquement le manque de volonté politique qui est à blâmer. Les habitants restent coincés entre une époque glorieuse où ils étaient reconnus pour leur résistance et courage et un autre passé, moins glorieux, où ils ont vu leur ville enlaidie par les politiques qui se sont succédé.
Sfax a tout d’une grande. L’industrie, les services, un esprit entrepreneurial qui fait sa particularité, un enseignement pionnier dans le pays et une histoire riche. Mais la ville refuse de renouer avec son passé et d’avancer.
Malgré tout ce qu’on peut en dire, Sfax, la résistante et la militante, a plié devant les tentatives politiques de l’asservir. Les fortunes de la région ont plié bagages et sont parties à la recherche de meilleurs cieux où s’installer. Alors qu’on reproche à la capitale d’avoir tout pour elle, les Sfaxiens y sont aussi (en grande partie) pour quelque chose. Ils ont quitté leur ville, où il ne faisait plus bon vivre, et ont décidé d’investir leur argent ailleurs. Le capital est certes frileux et l’argent attire l’argent, mais au lieu de pleurer une époque révolue, il y a lieu de se remettre sérieusement en question.
Les jeunes générations portent aujourd’hui encore, ce lourd fardeau de victimes longtemps trainé par leurs parents. Au lieu de voir l’avenir, ils s’attardent trop sur le passé. Un passé qu’ils refusent pourtant de voir. Réconcilier Sfax avec son histoire, au-delà de la récupération politique (sans doute justifiée) qui se cache derrière cette inauguration, au-delà de l’aspect anecdotique de cette inauguration, ne peut être qu’une bonne chose.
Le retard dont Sfax a souffert pendant des années, et dont elle souffre encore aujourd’hui, malgré son énorme potentiel, n’est pas un hasard. Il est le fruit d’une politique bien réfléchie et qui a réussi. Mais ceci n’est plus le cas aujourd’hui et la ville a non seulement les moyens mais aussi la responsabilité de se sortir du bourbier.
Aujourd’hui, les politiques ne sont plus les mêmes et Sfax peut reprendre sa place et redevenir, réellement, une capitale industrielle. Elle peut repenser son modèle de gouvernance et trouver des solutions qui s’adaptent plus à la réalité du pays tout entier. Des solutions qui envisagent d’autres éventualités que celles d’une totale autonomie et d’une rupture avec le reste du pays. Parce que cette victimisation devient tout simplement ridicule à l’heure où le changement devient possible…