Que signifie « jusqu'au bout » dans la lutte anti-corruption ?
Il n’y a pas de petite corruption et de grande corruption, mais de la corruption tout court.
Depuis plus d’une semaine, l’actualité est quasi-totalement focalisée sur la vague d’interpellations effectuées parmi de gros barons de la contrebande et du trafic en tout genre. La lutte contre la corruption a pris, depuis ces derniers jours, un tournant qui pose une réelle interrogation : Jusqu’où le chef du gouvernement, Youssef Chahed, va-t-il pousser son impressionnante croisade contre la corruption et la fraude ?
Plusieurs observateurs ont fait référence à l’opération « Mani pulite », le plus gros scandale de corruption qu’ait connu l’Italie, dévoilant un système de corruption institutionnalisé de financement occulte des partis politiques, touchant quasiment tous les partis politiques italiens, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition. Toute la classe politique fut éclaboussée et des hommes politiques de premier rang inculpés et condamnés. Les récentes inculpations préfigurent-elles un tel processus ? Répondre à cette question suppose préalablement de tenir compte d’un fait essentiel : cette opération a débuté au début des années 1990. A ce jour, elle n’est pas achevée et ne le sera probablement jamais. « Du fait de la lenteur de la justice, les cas de prescription se sont multipliés : ainsi, en 2000, sur 2.565 inculpés à Milan, quatre seulement ont été placés en détention à la suite de condamnations définitives », lit-on sur Wikipédia. D’ailleurs, les scandales de corruption n’ont jamais cessé en Italie. Pas plus tard que l’année dernière, le maire de Rome fut acculé à la démission à la suite du « loyersgate », une sombre affaire d’appartements, superbement situés, loués pour des montants dérisoires (10 ou 30 euros par mois depuis des décennies) à des associations qui se révèleront en fait des officines de sections de partis, de mouvements politiques ou de syndicats. La particularité d’un sujet comme la corruption est qu’il s’agit d’un phénomène publiquement condamné par tous, mais qui demeure récurrent dans la plupart des sociétés. A ce titre, Mani pulite demeure un référent.
« Mani pulite » ? Oui, mais…
Cependant, d’autres expériences devraient être également mises en avant, mériteraient d’être étudiées. Il ne s’agit pas tant de l’expérience singapourienne qui demeure un idéal, mais d’autres comme celles prévalant en Afrique, en raison déjà des similitudes affichées avec ces pays au niveau des caractéristiques de ce fléau.
Le Rwanda, par exemple. En 2006, ce pays, à peine sorti d’un terrible drame, était classé par Transparency international au 121e rang sur une échelle de 177 pays en termes de corruption. En moins d’une dizaine d’années, le Rwanda est arrivé à faire partie du top 50 des pays les plus transparents, selon la même organisation. A une moindre échelle, l’expérience du Bénin mérite aussi d’être scrutée. Selon l’indice de perception de la corruption de Transparency international, ce pays est passé du 121e rang en 2006 au 80e rang en 2014.
A cet égard, j’invite le lecteur à lire l’intéressant mémoire de master soutenu par Laurence Bodjrenou à la faculté des Arts et des Sciences de Montréal. Intitulé : Les paradoxes de la lutte contre la corruption en Afrique : cas du Bénin et du Rwanda, l’auteur de l’ouvrage tente de « démontrer que la relation entre la nature du régime politique et l’efficacité de la lutte contre la corruption est loin d’être automatique ». Ce n’est pas parce que le régime est plus démocratique qu’il serait moins corrompu, soutient-il, en mettant en avant les indicateurs en matière de droits politiques et de libertés civiles de l’ONG, Freedom House, qui indiquent qu’ « entre 2006 et 2015, le Bénin a obtenu la note de 2 (sur une échelle de 1 à 7) soit un statut proche de la perfection, en matière de droits politiques, tandis que le Rwanda a obtenu la note de 6 soit la situation proche de la pire envisageable ». Il en est de même des libertés civiles où la note 2 est attribuée au Bénin alors que le Rwanda obtient la note de 5 et même 6 en 2015, ce qui veut dire que la situation y a empiré.
Tout cela amène l’auteur à affirmer que « les performances du Rwanda sont meilleures parce que la qualité des institutions de lutte contre la corruption est meilleure et la volonté politique y est plus forte », battant en brèche l’idée largement reçue qu’un régime démocratique caractérisé par la transparence et le contrôle des pouvoirs est prédisposé à mieux lutter contre la corruption qu’un régime autoritaire caractérisé par la monopolisation du pouvoir.
A ce stade, il faudra pour la Tunisie faire comme le Rwanda tout en étant comme le Bénin. Plus difficile à dire qu’à faire.
En tout cas, depuis la semaine dernière, des signaux se manifestent dans la foulée des interpellations. Certaines recettes des impôts ont enregistré un surcroît d’activité au niveau des régularisations de situations fiscales. Les prochaines statistiques mensuelles de recettes fiscales que publie le ministère des Finances dans le cadre de l’exécution du budget de l’Etat devraient confirmer ou infirmer la tendance.
Compte tenu de tous ces paramètres, Youssef Chahed ira-t-il jusqu’au bout ? Jusqu’au bout signifie qu’on ne s’attaque pas seulement à la grande corruption, mais aussi à la petite corruption, cette corruption dite banale car elle n’engage que de faibles montants, mais ô combien dévastatrice car elle met en scène les petits fonctionnaires et les simples citoyens, car elle constitue la négation même de l’Etat dans la seule finalité qui puisse le légitimer : la recherche de l’intérêt public.