alexametrics
mercredi 12 juin 2024
Heure de Tunis : 19:15
A la Une
Le syndrome de Siliana : Dans la peau d'un condamné à mort
31/05/2013 | 1
min
Le syndrome de Siliana : Dans la peau d'un condamné à mort
{legende_image}
C’est le livre-événement du moment. Fruit d’une enquête menée dans les prisons tunisiennes auprès des condamnés à mort tunisiens,  Le Syndrome de Siliana (Cérès éditions) a été présenté cet après-midi, à l’hôtel Africa, par ses quatre auteurs, Samy Ghorbal, Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi.
Un document exclusif pour l’histoire, dont nous reproduisons des extraits-chocs. Ames sensibles, s’abstenir : on ne sort pas indemne de ce voyage dans les entrailles de la prison…


***

Enterrés vivants
De 1991 à mars 2011, les condamnés à mort tunisiens ont vécu à l’isolement et au secret. Sans possibilité de recevoir des nouvelles de leurs familles ou de leurs avocats, et sans possibilité d’en donner. Ils étaient entre cent trente et cent quarante quand la Révolution a éclaté. Les plus anciens étaient détenus depuis la fin des années 1980. Ils ont passé plus de deux décennies abandonnés à un sort incertain, dans la peur et le désespoir.
La peine capitale est matériellement suspendue depuis le 9 octobre 1991, date des dernières exécutions ordonnées par Zine El Abidine Ben Ali. Mais le « moratoire de fait » avait installé ces prisonniers dans une sorte de zone grise. Rien n’était prévu à leur effet dans le règlement général des prisons. L’usage qui voulait que les condamnés à mort soient entravés par des fers, enfermés dans des cachots individuels et privés de tout contact avec le monde extérieur, s’est perpétué, jusqu’en 1996. Plusieurs sont morts sans soins.
D’autres se sont suicidés. D’autres encore ont sombré dans la folie […]. La plupart portent encore aujourd’hui les stigmates aux poignets, cicatrices des chaînes dont le reflet apparaît, limpide, quelque part au coin de l’œil. Des regards d’une profondeur poignante, où la fragilité et l’épuisement d’âmes longtemps torturées se mêlent étrangement à l’ombre d’une discrète mais tenace force intérieure…

L’exécution des islamistes de Bab Souika
Ahmed G. conserve encore intact le souvenir des dernières exécutions, celles d’octobre 1991. Il est le seul « survivant direct » du couloir de la mort. « J’ai été condamné à mort par le tribunal militaire de Tunis le 12 juin 1990, enfermé quelques semaines au 9 avril, dans le pavillon E, puis transféré à Nadhor, en compagnie de quatre autres prisonniers. J’étais avec Naceur Damergi, Ali Chrardi, Kamel Sayadi, Khaled Debbiche et Abich, dont je ne me souviens plus du prénom. Damergi – « Saffeh Nabeul » - a été exécuté en premier, en novembre 1990. Puis nous avons été rejoints par deux militants islamistes condamnés pour l’attaque de Bab Souika, en juin 1990, Mohamed Fethi Zribi et Mohamed El Hédi Nighaoui, et par un autre droit commun, Abdelkrim Horchani. Le 8 octobre 1991, les portes de nos cellules ont été ouvertes afin de nous permettre de prendre notre douche. J’ai remarqué que Mohamed El Hédi avait le visage très pâle. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Il m’a répondu qu’il avait fait un rêve dans lequel il voyait Ben Ali signer son ordre d’exécution. Il était terrifié. Mohamed Fethi, qui n’était pas dans la même cellule, a fait exactement le même rêve, la même nuit ! Ils ont eu la même prémonition. Comme si Dieu avait voulu les prévenir. »
« Nous sommes retournés en cellule, puis les gardiens sont revenus, dans l’après-midi, et nous ont fait ressortir, tous ensemble, pour nous raser. C’était très inhabituel. Nous avons compris qu’il fallait s’attendre au pire. Puis les gardiens sont revenus. Ils ont emmené Mohamed El Hédi et Mohamed Fethi, qui pleuraient, Ali Chrardi et Abdelkrim Horchani. Ils ont été pendus le lendemain matin, à Tunis. J’ai pleuré. Je me rappelle leur avoir demandé s’ils reconnaissaient le crime pour lequel on les avait condamnés. Ils m’ont juré qu’ils n’étaient pas responsables du meurtre de ce gardien, qu’ils n’avaient attaché personne, qu’ils avaient uniquement mis le feu au local du RCD. Ils ont protesté jusqu’au dernier moment, en jurant. Même si le monde entier se tenait face à moi pour affirmer le contraire, je ne croirai personne… Je suis certain de leur innocence parce qu’ils me l’ont juré en marchant vers la mort…»

Enchaînés comme des bêtes…
Ahmed G. a vécu enchaîné entre le 12 juin 1990 et la fin de l’année 1994, au 9 avril et à Nadhor. Il se rappelle particulièrement du calvaire de l’année 1992 : « Ils m’ont enchaîné les mains et les pieds jusqu’à ce que j’en tombe malade. Ils passaient le matin, m’enlevaient les chaînes le temps de retirer le matelas puis m’enchaînaient à nouveau sur le sommier métallique du lit. Je restais comme ça, enchaîné, collé au ras du métal, jusqu’à midi. À midi, ils repassaient pour me détacher les mains, m’indiquaient la nourriture et me demandaient de manger. La nourriture était si infecte que même un chien n’en aurait pas voulu. De l’eau bleuâtre avec des morceaux de peau de citrouille. Je mangeais une cuillère ou deux. Puis ils me sortaient. Je faisais mon petit tour puis on me remettait les chaînes, pour me plaquer sur le sommier métallique, sans matelas. Je restais comme ça jusqu’à 18h. Puis ils revenaient, me retiraient les menottes, m’ordonnaient de manger, remettaient le matelas puis m’enchaînaient à nouveau, jusqu’au lendemain matin. Et ça recommençait tous les jours. À force, mes poignets en saignaient. Ca a duré comme ça pendant un an. Pourquoi ont-ils fait ça ? Obéissaient-ils à des directives ? Etait-ce de la cruauté gratuite ? Je l’ignore. On ne nous a jamais donné aucune explication».

La promenade et les cigarettes du condamné : une « récréation » à l’ombre de la mort.
La promenade, autorisée deux fois par jour dans larea, la minuscule cour grillagée du couloir de la mort, rythmait le quotidien morne et angoissant des prisonniers. « Quand j’étais enfermé dans les silloun du 9 avril, j’étais enchaîné en permanence, se remémore Mounir T. On ne me retirait les fers qu’à midi, pour la promenade. On me donnait trois cigarettes avant de sortir. Mais avant d’avoir pu finir de fumer la première, on me faisait rentrer et on m’enfermait de nouveau. Les gardiens qui m’aimaient bien me permettaient de garder les cigarettes que je n’avais pas eu le temps de fumer, mais à condition que je leur rende les mégots. L’après-midi, avant de ressortir pour la promenade, il fallait poser les mégots sur la table pour pouvoir les échanger contre les trois cigarettes suivantes. Je n’ai jamais compris leur système. Il suffisait de perdre un mégot, un seul, pour se faire tabasser. Lorsque je ressentais le manque de nicotine, j’enfonçais un mégot dans ma narine pour respirer le tabac… »
Farid L. conserve un souvenir épouvantable de ces instants, qui, paradoxalement, exacerbaient ses sentiments de solitude d’isolement : « On nous sortait pour la promenade qui durait environ dix minutes. C’était le désert, il n’y avait personne. Pas un chat, pas même une allumette par terre. On n’avait droit de parler à personne, même pas aux gardiens, qui s’abstenaient de nous adresser la parole. Notre seul échange avec eux s’arrêtait à l’ouverture et à la fermeture des portes de la cellule et aux repas qu’ils nous servaient. Lorsqu’il fallait exceptionnellement emmener l’un d’entre nous voir un médecin, ils vidaient la partie centrale de la prison pour empêcher que l’on rencontre qui que ce soit sur notre passage… »
Mohamed F, avait lui développé une véritable phobie de la promenade, à cause d’un détail troublant, qu’aucun autre condamné ne nous a signalé : « C’était une épreuve insupportable, car, de la cour, on voyait le mur de la chambre d’exécution. À chaque fois que je sortais dans larea, c’est comme si j’étais confronté au regard de la mort. C’était horriblement angoissant. »

***

Le « cauchemar du début des années » décrit par les plus anciens condamnés à mort, a commencé à s’estomper progressivement à partir de 1996, date qui correspond à la suppression des chaînes et de la tenue pénale, la combinaison bleue distinctive des condamnés à la peine capitale, date, aussi des premiers regroupements cellulaires. Des améliorations à mettre au crédit, principalement, de Taoufik Debbabi, le directeur général des prisons de l’époque. Mais il faudra attendre les lendemains de la Révolution pour que le droit de visite et de correspondance soit enfin instauré au profit des pensionnaires des « pavillons de la mort ». Avant que ceux-ci ne voient leur peine commuée en peine de réclusion à perpétuité, par le président Moncef Marzouki, le 14 janvier 2012…


(*) «  Le Syndrome de Siliana – Pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ? », par Samy Ghorbal (dir.), Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi, Cérès éditions, mai 2013.

Une séance de dédicace, en présence des auteurs, sera organisée le samedi 1er juin à 18h à la librairie El Moez, à Tunis.
31/05/2013 | 1
min
Suivez-nous