Par Nizar BAHLOUL

Le film de Nadia El Féni est dans les salles. On dit qu’il est blasphématoire. Et celle qui l’a réalisé est une ennemie des musulmans. Puisque Sidi Cheikh dit que le film de Nadia El Féni est blasphématoire et que Nadia El Féni est une ennemie, alors il ne faut pas voir le film et il faut insulter cette fille qui écorche les sentiments des musulmans.

On dit que Nessma TV a diffusé une scène blasphématoire dans un film. Il parait que c’est une fille qui rêve de Dieu, rien de bien méchant. Mais Sidi Cheikh insiste que le film est blasphématoire, que le film manipule les musulmans pour les éloigner de Dieu et que Nessma et son patron ne sont qu’un projet satanique des empires impérialistes qui nous veulent du mal. Bon alors il faut boycotter Nessma, insulter son patron et le lyncher.

La bibliothèque de la ville (il n’y a plus de bibliothèque de quartier) a des bouquins de philosophes et de chercheurs qui remettent en question l’existence de Dieu. Bon alors il faut brûler la bibliothèque de la ville.
Il paraît, aussi, que les chansons autres que celles religieuses sont illicites. Tout comme la peinture des être vivants. Tout comme les sculptures. Selon Sidi Cheikh, il faut les bannir ces artistes, ils nuisent à la vie sociale et portent atteinte aux sentiments des musulmans.

Ma collègue de bureau porte une jupe et ne porte pas de foulard. Ses jambes et ses cheveux en l’air portent atteinte à mes sentiments de musulman. Selon Sidi Cheikh, nos sentiments de bons musulmans sont bafoués et il faudrait ordonner aux femmes, à toutes les femmes, de porter de longues jupes et des foulards.

Hier, au supermarché, un quidam était derrière moi à la file d’attente. J’ai zieuté, comme d’habitude, son chariot et j’ai aperçu quelques bières et une bouteille de vin. Quel culot ! Je ne vous raconte pas combien mes sentiments de musulman sont bafoués ! Faudrait interdire ça et tout de suite !!

J’ai allumé la radio et j’ai entendu une animatrice parler du chômage. Là aussi mes sentiments de musulman sont bafoués. La voix de la femme excite les pulsions. Et puis, quel culot aussi de parler du chômage ! Pourquoi ne reste-t-elle pas à la maison élever ses enfants et laisser sa place aux jeunes hommes à la recherche d’un emploi ? Faudrait sortir manifester devant cette radio pour imposer le recrutement des hommes !

Je lis dans un journal qu’on a attrapé un voleur récidiviste. Il a déjà écopé de deux ans de prison, mais il n’a rien appris. C’est une atteinte à mes sentiments de musulman, car la loi qu’on pratique est celle des infidèles. Au lieu de prison, pourquoi ne pas couper la main de ce malfrat ? Ca coute moins cher, sa main peut servir comme don d’organe et il ne pourra plus voler !

Au départ, ce n’était que le titre d’un film qui bafoue nos sentiments de musulmans. Et puis c’est la scène d’un film qui bafoue les sentiments. Et petit à petit, on va élargir la sphère de ce qui bafoue les sentiments des musulmans pour enterrer définitivement toute création, toute initiative, toute vie.
Avant, on évitait de parler de sexe, de religion et de politique, les trois tabous par excellence. Après le 14 janvier, on a cru (par naïveté) que la Tunisie a changé et qu’on va pouvoir être libres et parler de tout ce qu’on désire.
Non, les tabous demeurent tels quels. Ben Ali est parti, mais les mentalités sont les mêmes.
Aujourd’hui, parler de religion est une atteinte à nos sentiments de musulmans. Demain (comme hier) parler de politique, critiquer le pouvoir sera considéré comme une atteinte à la sécurité de l’Etat.
C’est exactement ce que disait Ben Ali. C’est exactement là où on veut nous mener.
Pour ne pas laisser sidi Cheikh penser à votre place et décider pour vous (et pour nous), votez !