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Chroniques
Itissalia, tout le symbole d’un État archaïque
Par Nizar Bahloul
09/06/2025 | 15:59
6 min
Itissalia, tout le symbole d’un État archaïque

 

Aussitôt suggéré, aussitôt exécuté. Jeudi 29 mai, le président de la République a proposé la dissolution de la société publique Itissalia Services. Le mardi 3 juin, il ordonne la dissolution de la société. Le surlendemain, la société a fermé ses portes et plus personne ne répond à son standard. Voilà comment les choses se passent en Tunisie : les désirs du président de la République sont des ordres, peu importent les répercussions.

Le cas Itissalia soulève plusieurs interrogations sur la manière dont cet État était géré et est géré encore. On dirait qu’on est en 1950 et non en 2025.

 

Une entreprise publique hors de son temps

Créée en 2013, sous la minable Troïka, Itissalia est une société de sous-traitance (essentiellement gardiennage et nettoyage) à capitaux publics. Sa clientèle est majoritairement composée d’entreprises publiques.

La toute première question qui vient à l’esprit : pourquoi l’État crée-t-il une entreprise de sous-traitance ? Est-ce le rôle de l’État de concurrencer les entreprises privées d’un secteur sans valeur ajoutée et aux bénéfices très minimes ? En notre époque, les États (qu’ils soient modernes ou du tiers monde, démocratiques ou autocratiques) ont quitté quasiment tous les secteurs concurrentiels. Le rôle de l’État est de s’occuper de l’infrastructure, de la politique, de la justice, de l’égalité, de la sûreté nationale, de la défense, et non de s’occuper des femmes de ménage.

Le fait même que la Troïka ait créé Itissalia donne une idée sur son esprit anachronique, digne du siècle dernier. En soi, Itissalia n’aurait jamais dû exister et sa dissolution est une excellente chose, politiquement parlant. Pour garantir la croissance et le plein emploi, il est impératif de laisser les secteurs concurrentiels au privé pour que l’État puisse s’occuper de ses propres tâches et des intérêts supérieurs de la nation.

 

Une décision présidentielle sans fondement

Sauf que Kaïs Saïed n’a pas dissous Itissalia parce qu’il est plus libéral et plus progressiste que ses prédécesseurs. Il l’a dissoute parce qu’il assimile à de l’esclavage les conditions de travail dans cette société à capitaux publics. Et c’est là la deuxième question : a-t-il une étude réelle montrant que les conditions de travail étaient esclavagistes ? Y a-t-il eu une enquête judiciaire ou administrative pour prouver que le personnel d’Itissalia n’était pas bien payé et travaillait au-delà des horaires légaux ? À notre connaissance, il n’y a eu ni étude, ni enquête. Et tous ceux qui connaissent un chouia le secteur public savent que les entreprises publiques paient leurs salariés selon les conventions collectives et le code du travail.

Au regard des chiffres d’Itissalia, publiés en exclusivité par Business News la semaine dernière, la marge bénéficiaire d’Itissalia était fort minime et ne reflétait aucune traite humaine et encore moins une quelconque violation des lois en vigueur. Ce que dit le président est tout simplement faux.

 

L’impact ignoré

Maintenant qu’Itissalia a été dissoute en un temps record, qu’en sera-t-il pour la suite ? C’est là la troisième question.

Y a-t-il eu une étude d’impact ? À notre connaissance, non.

Les clients d’Itissalia devront intégrer le personnel mis à leur disposition jusqu’ici. Ont-ils prévu cela dans leurs budgets ? Rien ne l’indique.

Et les dizaines d’agents administratifs, sans affectation précise, que deviennent-ils ? Silence radio.

Quant aux employés affectés à plusieurs clients pour quelques heures par jour — jardiniers, coursiers, petites mains invisibles — aucun plan n’a été communiqué.

En somme, la dissolution s’est faite à l’aveugle, sans la moindre anticipation. Et cela en dit long sur la façon dont l’État est aujourd’hui dirigé.

 

Une gouvernance guidée par l’idéologie

Kaïs Saïed suit son instinct et fonctionne sur la base d’idées reçues et d’idéologie désuète. Il n’a pas fait d’enquête sur la situation actuelle de l’entreprise qu’il a ordonné de dissoudre et il n’a pas fait d’étude d’impact pour savoir ce qu’il allait se passer après. C’est comme un capitaine qui conduit un navire sans boussole et sans tableau de bord. Il navigue au gré des vagues et du vent, espérant (ou priant Allah) d’arriver à bon port, sans même savoir s’il est dans la bonne direction. Il a juste des impressions qu’il prend pour des vérités.

La dissolution d’Itissalia reflète à merveille la politique archaïque de Kaïs Saïed, et cette dissolution n’a rien d’une première.

 

Dissoudre, donc exister 

En partant juste de ses propres perceptions, il a interdit aux boulangeries non conventionnelles la vente du pain subventionné, sans se soucier de tous les problèmes engendrés par cette interdiction. Résultat : plusieurs ont mis la clé sous la porte.

Il a considéré les grossistes comme des spéculateurs et a mis sens dessus dessous le commerce. Résultat : on ne compte plus les poursuites judiciaires contre de simples commerçants qui ne demandaient rien de plus que de travailler et gagner modérément leur pain.

Il a considéré les hommes d’affaires comme des mafieux, juste parce qu’ils ont réussi à devenir riches. Résultat : on ne compte plus les hommes d’affaires injustement jetés en prison et l’investissement est aujourd’hui au point mort.

Il a considéré ses adversaires politiques comme des complotistes, juste parce qu’ils réfléchissaient à comment le déloger de son poste, conformément à n’importe quelle démocratie. Résultat : ils sont derrière les barreaux, condamnés à des décennies de prison.

Il a changé la loi sur les chèques, juste parce que certains l’utilisaient comme outil de crédit et non de paiement. Résultat : la croissance est en recul et plusieurs secteurs (commerce, hôtellerie, santé…) sont dans de pires situations.

Il a changé le code du travail pour interdire les sociétés de sous-traitance et d’intérim, juste parce qu’il assimilait l’ancien code à de la traite humaine. Résultat : 100 % des entreprises du secteur ont dû mettre la clé sous la porte et plusieurs parmi leurs personnels se sont retrouvés au chômage.

Tout cela a été fait en partant des propres impressions et visions tronquées de Kaïs Saïed. Il a même écrit une constitution tout seul, en partant de ses propres perceptions.

 

À chaque problème, une démolition

Le problème dépasse largement la seule question de la sous-traitance, ou même l’idéologie archaïque de Kaïs Saïed — si tant est qu’on puisse appeler cela une idéologie.

Ses décisions sont prises sans analyse préalable, sans étude d’impact, sans aucune méthode. Il part de faits réels, souvent incontestables, puis il extrapole, il généralise, il caricature.

Il y a eu des abus, c’est vrai — dans les chèques, les boulangeries, chez les grossistes ou les sociétés de sous-traitance. Mais au lieu de corriger ce qui devait l’être, il jette le bébé avec l’eau du bain.

Il casse tout, sans distinction entre ce qui dysfonctionne et ce qui fonctionne, simplement parce que cela ne correspond pas à sa vision du monde.

 

Une impasse programmée

Un État ne se dirige pas ainsi. Un État, ça anticipe, ça analyse, ça construit. Il corrige ce qui ne va pas, il soutient ce qui fonctionne, il accompagne ceux qui entreprennent.

Mais dans la Tunisie de 2025, l’État s’est mué en machine à broyer tout ce qui ne rentre pas dans le moule présidentiel. Il s’est transformé en bras armé d’une pensée unique, où toute initiative qui échappe au cadre présidentiel est perçue comme une menace.

Ce n’est plus la réalité qu’on interroge, ce sont les fantasmes d’un seul homme qu’on applique à tout un pays. Résultat : les entreprises ferment, l’investissement s’effondre, et l’économie tourne à vide.

Tant que cette logique gouvernera, la Tunisie ne sera pas en crise, elle sera en panne.

 

 

 

Par Nizar Bahloul
09/06/2025 | 15:59
6 min
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Commentaires
Ancien '?lu de la République française d'??origine tunisienne assil iRRiF luid ETTABOUNA
il faut être impartial
a posté le 09-06-2025 à 19:32
Quand on n'est pas impartial, on récolte 4 mois de prison ferme , la vérité remonte toujours à la surface avec le temps , le mensonge ne sert à rien et la vérité est une qualité
Cordialement assil iRRiF luid ETTABOUNA
nazou de la chameliere
Le malheur de la Tunisie
a posté le 09-06-2025 à 18:43
C'est sa taille (tout petit pays).
Qui en a fait un "cobaye ".
Ce "cobaye " à eu une période d'accalmie ( avec les souffrances des opposants ,)pendant la période Ben Ali.
Malheureusement ces mêmes opposants n'ont pas su saisir leur chance, en période démocratique.
La majorité des Tunisiens considère que l'autre est un traître, s'il ne pense pas comme eux .
Le perché de carthage n'est que le résultat de ce ratage démocratique.
La population à été épuisée par des idéologues et autres opportunistes.
Que cette même population ne voit pas, par QUI remplacer le perché.

Hannibal
Bulldozer
a posté le 09-06-2025 à 17:55
Quand on a une fuite d'eau à la maison, on ne démolit pas la maison pour habiter ailleurs ou pour reconstruire si on en a les moyens. Pourquoi on gratte beaucoup, on tape beaucoup sur des claviers et des smartphones pour expliquer des palissades ? Est-ce qu'on confie le pilotage d'un avion à quelqu'un qui n'a même pas le permis VL ? Non parce que c'est suicidaire ? Alors, qu'espere-t-on alors en le faisant ? Pousser le bouchon trop loin en espérant que quelqu'un bouge le c.. et fait cesser cette mascarade ? Non, ce n'est pas une bonne stratégie car ça peut amener un autre extrémiste qui veut profiter de la situation (bis repetita). Par ailleurs, il faut chercher et trouver les personnes qui tirent les ficelles (à qui profite cette situation ?). Par ailleurs, nous devons nous méfier de la poudre aux yeux qui cache une incompétence flagrante ("le peuple veut...").
Nephentes
Oui_Qui tire les ficelles
a posté le à 19:50
J'arrive toujours à la même conclusion que vous

Kaes Saed est beaucoup trop incompétent et lunaire pour pouvoir effectivement garder le pouvoir DANS DES CIRCONSTANCES NORMALES

Cela me réconforte de constater que d'autres partagent mon avis
Nephentes
Une incapacité globale et structurelle
a posté le 09-06-2025 à 16:39
Pratiquement toutes les initiatives présidentielles sont dénuées de vision stratégique et de plan opératif cohérent et viable

L'absence de diagnostic et d'étude d'impact est le dénominateur commun de tous ces "programmes'

Les conséquences des aberrations structurant ces initiatives sont de plus en plus visibles et de plus en plus catastrophiques, les séquelles a venir sont inédites dans l'histoire de la Tunisie depuis son indépendance

L'exemple type reste les entreprises communautaires : un échec baroque un gouffre financier aucun seuil de rentabilité atteignable et même chose inedite de véritables tensions internes voire conflits a venir entre membres de ces entreprises
Lotfih
Vous avez mis le doigt sur la plaie
a posté le à 20:06
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