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Islam vs Art : Qui fixe les lignes rouges?
13/06/2012 | 1
min
Islam vs Art : Qui fixe les lignes rouges?
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« Le Printemps des Arts » organisé au Palais Abdellia à la Marsa, a mis à l’honneur des œuvres controversées qui ont suscité une vive polémique. Les accusations de « blasphème », « atteinte au sacré » et « contradiction avec l’Islam » ont déchainé les passions et attisé les foules engendrant une réelle vague de violences. Un cas, loin d’être isolé, qui place l’art face aux sentiments religieux et ouvre un vaste débat autour de la liberté d’expression et des fondements moraux de la société tunisienne.


L’exposition qui s’est déroulée, à partir du 1er juin, dans l’indifférence la plus totale, a connu une journée de clôture plutôt mouvementée. Le Palais Abdellia a dû son animation à une visite surprise de dizaines de personnes, présumées appartenant au courant salafiste, qui ont demandé d’enlever les œuvres jugées blasphématoires et portant atteinte aux bonnes mœurs.
Si les salafistes se sont heurtés à la société civile présente au moment de la clôture, un important groupe de personnes est revenu à la charge dans la même soirée, après la fermeture des lieux, pour s’attaquer aux productions « impies ». Une œuvre exposée dans la cour intérieure a même été détruite puis brûlée dans la rue. Des tableaux ont été détériorés, les murs du palais, tagués.

Sur le banc des accusés, une représentation de l’expression musulmane « Sobhan Allah » a été représentée par des fourmis qui semblent trouver leur chemin à partir du cartable d’un jeune écolier. Une œuvre qui, pour certains, glorifie le travail et le labeur et a recours à un insecte cité dans le Coran.
Cette œuvre a cependant beaucoup choqué et figure dans le palmarès des « atteintes au sacré », perpétrées par les artistes du « Printemps de l’Art ». Elle toucherait même « le plus sacré des sacrés, Dieu », selon Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha.
« Cette image est une réelle offense aux sentiments des musulmans », s’indignent des internautes au sujet de l’œuvre qui a fait le tour des réseaux sociaux.

D’autres œuvres ont, également, « porté atteinte aux sentiments des musulmans » ou « aux bonnes mœurs ». Notamment, une scène de lapidation rappelant des pratiques familières en Afghanistan ou dans d’autres pays à prédominance extrémiste. Une représentation politico-comique des partis de la Troïka, dont on caricature les logos, et de l’opposition, portée disparue, ou encore, un tableau haut en couleurs, représentant la colère d’un homme en turban et barbe, sans doute une référence aux salafistes, dans un stéréotype rappelant la violence dont on les accuse souvent.
Deux autres œuvres font débat. Un tableau d'une femme dénudée se servant d’un plat de couscous comme feuille de vigne, cachant sa nudité à un arrière-plan d’hommes à barbes, peints en fond noir. Ainsi qu'un superman à barbe secourant un autre homme, d’apparence efféminé selon certains.

Ces deux dernières scènes seraient, selon de nombreuses personnes, offensantes et portant atteinte aux bonnes mœurs, en raison de certaines connotations sexuelles qui peuvent être perçues, comme une « référence à l’homosexualité masculine », fait remarquer un observateur.

Difficile d’accéder à un second degré ou de chercher une quelconque interprétation ludique, artistique ou spirituelle, quand la quasi-totalité des œuvres, et plus encore, a déjà bénéficié d’une vaste campagne de dénigrement sur la toile.
Une autre œuvre a également été pointée du doigt. Il s’agit d’un tableau représentant La Mecque au-dessus de laquelle flotterait un individu sur un cheval, que certains pourraient facilement assimiler au Prophète Mohamed, chevauchant El Bouraq, lors de son voyage du « isra’ et miîraj ». Cette œuvre a été grandement critiquée en raison de l’interdiction de représentation des prophètes selon la plupart des exégètes de l’Islam.
Si cette œuvre a fait polémique sur les réseaux sociaux et a suscité les critiques les plus acerbes de centaines d’internautes et même de hauts cadres de l’Etat, elle s’est révélée, en réalité, complètement inexistante de l’exposition. Ainsi, Mehdi Mabrouk, ministre de la Culture, a lui-même été manipulé par cette tentative de désinformation, et basera donc sa plainte contre les organisateurs du « Printemps des Arts », sur une connaissance faussée des œuvres exposées.

Visiblement cette exposition a été entourée d’une réelle campagne de désinformation qui a attisé les foules et justifié les sentiments d’ « atteinte » de nombreux musulmans touchés au plus profond de leur foi. Même ceux qui ont été outrés par les œuvres sans les avoir réellement contemplées.
Mais au-delà de la question du caractère offensant ou non de l’œuvre, l’incident a remis sur le devant de la scène un sujet qui avait éclaté en Tunisie à de multiples reprises avec de nombreux cas similaires. Si l’exposition de la statue de la « femme dénudée » sur l’avenue Habib Bourguiba, ou les agressions perpétrées contre les artistes le 25 mars denier, jamais l’opinion publique n’a été aussi indignée et autant de passions, déchaînées.
Des exemples qui remettent en cause la coexistence entre la notion de sacré dans l’Islam et l’art dans son sens le plus audacieux.
« A-t-on besoin d’un art qui brûle toute la Tunisie ?! », s’indigne un de nos lecteurs.

Mais si la création artistique est sur le banc des accusés, la compréhension de l’œuvre y est certainement pour beaucoup. Ce n’est certainement pas la première fois qu’un artiste tunisien se retrouve confronté à la sensibilité religieuse, voire à la vindicte d’un public très attaché au traditionalisme conservateur, qui ne laisse pas de place à l’autocritique du sacré et au questionnement sur les questions « taboues ».
Les exemples démontrent la tension persistante entre dogme religieux et audace artistique.
Le sacré et le profane ont cohabité, tout au long de l’histoire, et ont dû composer l’un avec l’autre. Mais là où sacré et profane s’entrechoquent, et où chacun a sa propre définition du blasphème, comment peut-on définir et quantifier le blasphème en termes légaux et juridiques ?

Le blasphème, même s’il a toujours existé en tant que manquement à la règle morale qu’une religion dicte pour ses adeptes, « stipule clairement que c’est vis-à-vis de ses adeptes qu’il porte offense », semble croire le philosophe français Bayle. Il affirme également qu’ « il n’y a de blasphème qu’au regard de la divinité que je vénère, si je suis croyant. Pour les autres, qui ne reconnaissent pas cette divinité, le blasphème ne saurait exister, loin même de constituer un délit. »
Une loi interdisant le blasphème est plus que jamais d’actualité. Le bloc parlementaire d’Ennahdha en a fait la proposition hier, lors de la séance plénière de l’Assemblée nationale constituante.
Les hauts cadres de l’Etat semblent être d’accord sur « les lignes rouges à ne pas franchir ». Le ministre de la Culture affirme même, non après avoir vigoureusement critiqué les œuvres en question, que l’exposition serait à l’origine de l’escalade des violences qui ont touché plusieurs villes depuis dimanche et a annoncé, comme évoqué ci-dessus, qu’il porterait plainte contre les organisateurs pour « atteinte au sacré ».

La question de transformer le blasphème en délit public pose donc problème. Il s’agit, réellement, d'ériger une règle publique à partir d’une considération personnelle et particulière, pour s’ériger soi-même en juge de ce qui serait une « faute », au sens pénal.
Si dans certains pays d’Europe, les peines d’emprisonnement contre les auteurs de « blasphème » s’appliquent en cas de « trouble de la paix civile », dans certains pays musulmans, les dispositions sont plus délicates et peuvent aller jusqu’à la peine de mort, comme au Pakistan.


Le droit au blasphème est-il un corollaire de la liberté d’expression, pierre angulaire de toute démocratie ? Si tel était le cas, comment transposer des sentiments et interprétations personnels dans le droit ; qui fixerait les lignes rouges ?
13/06/2012 | 1
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