alexametrics
dimanche 26 mai 2024
Heure de Tunis : 10:24
A la Une
Shems FM, fin d’une belle aventure
09/01/2024 | 15:00
8 min
Shems FM, fin d’une belle aventure
Crédit photo : Khawla Sliti, Shems FM

 


*Crédit photo : Khawla Sliti, Shems FM


Après plus de treize ans d’activité, la radio privée Shems FM cessera d’émettre à la fin de ce mois de janvier 2024. Elle fut, pendant longtemps, la troisième radio la plus écoutée du pays et l’État, s’il l’avait voulu, aurait pu la sauver de cette banqueroute due à un contexte des plus défavorables additionné à une mauvaise gestion.

 

Les médias souffrent, ils sont majoritairement déficitaires et peinent à échapper à la banqueroute. Ce constat n’a rien d’exclusif à la Tunisie, il est visible partout dans le monde. Depuis 2008, 474 entreprises médiatiques ont fermé leur porte au Canada. Aux États-Unis, plus de 130 journaux ont fermé ou ont été absorbés en 2023. Ce qui frappe le reste du monde n’épargne pas la Tunisie et ses médias (tous supports et orientations confondus) et rares sont les titres qui enregistrent un bénéfice à la fin de l’année. Ils se compteraient sur les doigts d’une seule main.

Dernier à passer l’arme à gauche, Shems FM qui fut pendant longtemps la troisième radio la plus écoutée du pays, après Mosaïque FM et Zitouna FM.

Créée fin 2010, la radio était partie pour devenir la plus rentable du pays. Et pour cause, elle a été fondée par Cyrine Ben Ali, fille de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali connu pour être allergique à la pluralité médiatique, notamment dans l’audiovisuel. Pendant très longtemps, et jusqu’en 2003, les seules radios autorisées à émettre sont celles du service public. Le 7 novembre 2003, l’ancien président accorde une licence à Mosaïque FM dont le capital est composé d’un nombre d’hommes d’affaires réputés pour lui être loyaux dont son propre beau-frère Belhassen Trabelsi. En 2007, il accorde à son gendre une licence de radio islamique, Zitouna FM. Face au succès éclatant de ces deux expériences, qui ont caracolé très rapidement à la tête des audiences, il décide en 2010 d’accorder deux nouvelles licences. La première à Express FM, radio économique, dont le capital est détenu, en partie, par le fils de son médecin personnel Mohamed Gueddiche et la seconde à Shems FM dont le capital est majoritairement détenu par sa fille Cyrine Ben Ali.

Pour survivre, Zitouna FM était directement financée par l’État via l’Agence tunisienne de communication extérieure. Shems FM devait, en plus de l’ATCE, obtenir de (très) confortables recettes publicitaires des entreprises de ses actionnaires, mais également des plus gros annonceurs du pays, soucieux d’être bien vus par le régime de l’époque. Rassurée quant à ses revenus, Mme Ben Ali n’a pas lésiné sur les moyens en investissant grandement dans le capital humain et le matériel avec pour objectif, déclaré, de devenir la radio la plus écoutée du pays. On était encore en septembre 2010. Et puis vint la catastrophe, le 14 janvier 2011, Zine El Abidine Ben Ali fuit le pays et son régime s’effondra.

La radio est confisquée par l’État et vit, depuis, à ses dépens via la holding créée sur le tard El Karama. Quant à sa ligne éditoriale, elle fut fixée par les journalistes de la radio, qui de leur propre chef ont décidé de la construire autour de la neutralité vis-à-vis de tous les acteurs politiques. Un peu comme si c’était une radio publique à la différence que l’on utilisait le dialecte tunisien au lieu de l’arabe littéraire.

En dépit de sa dépendance financière à l’État, Shems FM a toujours brillé par une liberté de ton et une véritable indépendance éditoriale. Elle a accueilli en son sein les journalistes et chroniqueurs les plus brillants de la place allant de Sofiene Ben Farhat et Hamza Belloumi jusqu’à Maya Ksouri, Myriam Belkadhi et Mokhtar Khalfaoui. Ayant misé sur la qualité et la proximité, les journalistes de Shems ont réussi à bien positionner leur radio dans le paysage médiatique en dépassant, souvent de loin, l’ensemble des radios publiques.

Sur le plan strictement éditorial, il n’y a pas à dire, Shems FM a réussi à bâtir sa notoriété en tant que radio sérieuse, au contenu crédible et au ton mesuré.

 

Sauf qu’un média, quel qu’il soit, est d’abord et avant tout une entreprise économique qui a des actifs et des passifs, des charges et des revenus. Et c’est sur ce plan que Shems a failli.

Juste après la révolution, la radio était dirigée par Fathy Bhoury, proche loyal de Cyrine Ben Ali. C’était à lui qu’incombait d’assurer l’équilibre financier de l’entreprise Shems. Mission inaccomplie et cela n’a étonné personne, M. Bhoury était un parachuté dans le secteur. Il était auparavant directeur du fournisseur d’accès Planet et, là encore, on ne peut pas dire qu’il a réussi son boulot, puisqu’il a été remplacé par son DGA. Il fut éjecté rapidement ce qui l’a poussé à intenter des procédures judiciaires, avec succès dans un premier temps, grâce au fait qu’il était titulaire d’une action dans le capital. A-t-il joué un rôle dans l’échec de la cession de Shems FM à un repreneur privé aux premières années post-révolution ? On l’ignore. Toujours est-il que les autorités ont essayé de la vendre à un privé, mais ont échoué à cause de procédures judiciaires, mais également à cause de l’activisme syndical du personnel de Shems, notamment ses journalistes.

Ces derniers ont exigé, et obtenu, d’avoir un droit de regard sur l’identité du repreneur, quel qu’il soit, et celui-ci devait s’engager à ne pas licencier et à respecter la ligne éditoriale indépendante et neutre de la radio. Cette exigence et cet activisme syndical ont fait peur à un grand nombre d’investisseurs intéressés. Dans aucun pays au monde, on ne peut exiger d’un investisseur dans un média de respecter une ligne éditoriale qu’il n’a pas lui-même fixée ou sur laquelle il n’est pas d’accord.

 

Plus que la mauvaise gestion des différentes directions qui sont passées par Shems, le premier qui a freiné la cession à un privé était le personnel lui-même. Ce blocage syndical a fait perdre plusieurs opportunités et années. Les différents régimes politiques ont laissé pourrir, par manque de courage, d’affronter les syndicats, mais aussi parce qu’ils avaient d’autres priorités. Au fil des années, le déficit n’a cessé de s’accumuler avec des recettes publicitaires en baisse et des charges en hausse.

Alors qu’il y avait des offres de plusieurs millions de dinars pour reprendre l’entreprise sous la troïka, les offres étaient jugées ridicules sous la gouvernance de Youssef Chahed. Il y avait même une offre donnée par un média de la place qui a proposé un dinar pour la reprise. « Notre offre était même généreuse, car il revenait moins cher de lancer une nouvelle radio que d’acheter Shems qui avait un déficit de quinze millions de dinars à l’époque », nous affirme le confrère investisseur.

Le déficit en question est essentiellement dû par l’État avec des arriérés fiscaux, de location de fréquences et de CNSS. Al Karama a non seulement laissé pourrir l’entreprise, mais elle s’est amusée en plus à cesser de payer ses engagements dictés par la loi, en plus du non-règlement de salaires. En somme, c’est devenu l’État qui arnaque l’État et les salariés. Si c’était un privé qui se serait amusé à ne pas honorer ce type d’engagements, il aurait été lynché sur la place publique, traité de corrompu et jeté en prison. Et plus le temps avançait, plus la situation pourrissait davantage. Chaque fois qu’un investisseur pointait le nez, il était pris à partie par le personnel et devait faire face à l’intransigeance de l’État quant à ses dettes estimées à 23 millions de dinars. 

La solution était pourtant d’une grande simplicité. Il fallait que l’État accepte de prendre en charge ses propres dettes. Chose qu’ont refusée les différents chefs du gouvernement. Quelqu’un leur a dit que la radio est une poule aux œufs d’or et ils l’ont cru.

Faute de repreneur, le régime de Kaïs Saïed qui a hérité malgré lui de la patate chaude, devait se rendre à l’évidence. Avec tous ces boulets, Shems FM est devenu invendable. Il le sait puisqu’il a même eu de hauts cadres du ministère des Finances pour la diriger un temps.

Trois solutions s’offraient à lui, soit il l’intègre au groupe de la Radio nationale comme il a fait avec l’islamique Zitouna FM en novembre 2021, soit il la ferme, soit il prend en charge l’ensemble de ses dettes et il la cède propre à un investisseur privé. Sachant le peu d’estime qu’a Kaïs Saïed pour les médias, l’État a rapidement tranché pour la fermeture. Conformément à ses multiples déclarations, le chef de l’État n’a pas démenti sa fibre nationale et a ordonné le sauvetage des emplois. En tout, ce sont 48 personnes qui devraient intégrer cinq stations du groupe Radio nationale qui compte, déjà, treize stations. Ces 48 personnes ne seront pas titularisées de suite, elles seront recrutées pour un stage d’un an comme si elles étaient bleues.

Plusieurs parmi ces salariés ne resteront pas longtemps à la Radio nationale, ils n’ont pas le même ADN et ils se refusent de devenir des journalistes propagandistes ou adeptes de la langue de bois.

 

En optant pour cette solution de fermeture, l’État choisit la plus mauvaise des trois solutions qui s’offraient à lui. La fermeture d’un média, de qualité de surcroit, à un coût difficilement estimable, mais certainement onéreux pour la collectivité. Il aurait pu sauver la radio en prenant en charge ses dettes. Il aurait pu également la sauver en l’intégrant au groupe de la Radio nationale, tout en continuant à assumer les salaires de ses employés. Sauf qu’il a choisi de faire taire la radio tout en assumant les salaires.

Pour fonctionner « correctement », les radios généralistes tunisiennes fonctionnent avec une trentaine de personnes en moyenne. Certaines avec moins de dix personnes. Or, la Radio nationale compte quelque 1100 agents pour ses treize stations. Soit près de 85 personnes par station. Si certaines comme Panorama fonctionnent avec quelques personnes seulement, d’autres comptent plus d’une centaine de journalistes et d’agents payés pour on ne sait pas trop quoi faire.

La solution retenue par l’État est donc de faire taire une voix, de ne pas se faire rembourser ses dettes et alourdir davantage les charges de la Radio nationale déjà largement budgétivore et en sureffectif.

 

Nizar Bahloul

09/01/2024 | 15:00
8 min
Suivez-nous
Commentaires
Karim
Sa9ih fil zag ouhoua y3ou3ich
a posté le 12-01-2024 à 03:13
Donc les journalistes ont un droit d'accepter ou de refusé un investisseur
Les journalistes exigent que le personnel reste entier après l'achat
Avec ces conditions les journalistes offrent quoi?

Scribe TN
Quel gâchis !
a posté le 10-01-2024 à 13:11
Un autre point noir dans un bilan sombre d'un président et d'un état avec des politiques et des priorités à l'envers ! à quand les vraies réformes ? Une gestion catastrophique des biens confisqués mais aussi des biens tout court par une administration venue d'une autre époque avec des dysfonctionnements systémiques qui ne mèneront, tôt ou tard, qu'à une destruction totale des pouvoirs public.. après 30 ans de son effondrement, on continue encore rn Tunisie à jurer et à croire en une solution soviétique à nos problèmes.. on oublie stupidement que cette voie a mené des populations bien plus éduquées que nous et des pays gras et riches à leur propre implosion !
H Miladi
Autres actionnaires
a posté le 09-01-2024 à 18:09
Il fallait aussi parler des autres actionnaires privés, Bayahi et Chekib Nouira et leur rôle dans la déroute
sarra
la voix unique
a posté le 09-01-2024 à 15:34
le pouvoir n'a plus besoin de médias libres. il fera tout pour ne laisser qu'une seule voix. parlez de liberté d'expression et de scène médiatique et de diversité.... de midi jusqu'à quatorze heures. il ne vous écoutera pas.