Apprenez à nager bordel !
Par Synda Tajine
« Apprends à nager ou terre-toi au fond », voilà ce que disent les harraga (les migrants clandestins) avant de partir. Le risque que l’embarcation coule est là, il est même imminent. Quand le bateau coule, soit vous êtes capables de nager, soit vous coulez avec lui.
En réalité, ceci est une métaphore. Soit vous prenez le risque de partir, de quitter ce pays au péril de votre vie, soit vous coulez avec lui. Pour beaucoup de jeunes, le pays coule et ils ne veulent pas rester les bras croisés à attendre de couler avec. Ont-ils raison de partir ? C’est la question à plusieurs centaines voire quelques milliers de dinars, coût de la traversée. C’est aussi la question à 57 vies fauchées, autre coût de la traversée.
Pour beaucoup de jeunes, la question ne se pose pas. Cette opération-suicide est l’investissement d’une vie. Pour un jeune qui, très souvent, a du mal à s’offrir un paquet de cigarettes, le prix de la traversée en vaut largement la chandelle. Ce sera la clé vers une vie meilleure, une vie où il sera « respecté », « considéré » et aura le droit d’être « traité comme l’être humain qu’il est ».
Ceci n’est évidemment pas vrai, dans une majorité des cas du moins. A leur arrivée, les jeunes harragas sont traités comme du bétail. Certains sont rapatriés et d’autres mènent le plus souvent une vie misérable avant de pouvoir réellement s’installer. Sont-ils fous pour autant ?
Il est un peu trop facile de traiter ces jeunes gens de fous, de paresseux, d’ingrats et de lâches au lieu de comprendre ce qui les pousse à se jeter dans la mer au lieu de se trouver un véritable emploi. « Un emploi digne, dans leur pays, qui leur permettra de gagner leur pain à la sueur de leur front ».
Depuis le drame, sur toutes les bouches et dans tous les commentaires, les messages moralisateurs fusent pour rappeler que « les emplois existent » que « ces jeunes ne veulent pas se mouiller dans de petits boulots» et que « ces jeunes harragas cherchent un gain rapide et facile ». Ceci n’est peut-être pas tout à fait faux. Mais si les emplois existent pour certains, l’égalité des chances n’est sans doute pas là pour la majorité.
La culture de la mort qui pousse ces jeunes à prendre la mer à bord d’embarcations de fortune pour gagner l’autre rive au péril de leur vie, ne peut pas être uniquement liée à un travail qui permet de payer les factures et de rapporter un repas chaud sur la table. Quand des jeunes estiment qu’il n’y a plus d’espoir pour eux et préfèrent tout plaquer pour rejoindre l’illusion d’une vie meilleure, ce n’est plus de la paresse, c’est du désespoir.
Certains seront offusqués de lire ça, mais au fond, les harragas ne sont pas si différents des cadres tunisiens et jeunes diplômés qui partent ailleurs poursuivre le rêve d’une vie meilleure. Ils ne sont pas différents non plus des jeunes endoctrinés qui partent « sous de meilleurs cieux » pratiquer le jihad au péril de leur vie. Un médecin aux diplômes non respectés, un harrag sans aucune considération et un jihadiste qui n’a plus foi dans son pays. Si les premiers ne risquent pas leur vie, tous estiment qu’il n’y a plus d’avenir pour eux et que leur pays soit « ne mérite pas leurs compétences »soit « ne mérite pas leurs sacrifices ». Pour tous, il est temps de partir. Pour certains, il est temps de mourir pour y arriver.
Mais les harragas ne sont pas tous incultes et sans qualifications. Certains ont des diplômes qui ne leur servent à rien dans leur petite bourgade, d’autres ne veulent pas passer leur vie enfermés dans un boulot qui ne les mènera pas bien loin. Qui est responsable ?
S’ils ont sans doute leur part de responsabilité, il serait malhonnête d’amoindrir l’impact de la marginalisation, du manque de considération et de l’ignorance sur la confiance qu’ils ont dans leur pays.
Il est inutile d’appeler à la démission du gouvernement et à la dissolution de tous les partis politiques. Il serait trop facile aussi de blâmer uniquement les politiques en exercice puisqu’il s’agit d’une politique d’Etat qui dure depuis plusieurs années. Lorsque la mentalité répandue veut que les gens « des petites villes » et tous ceux qui n’ont pas les moyens de réussir à portée de main, soient considérés comme des citoyens de seconde zone, il est temps pour eux de partir. Soient ils coulent, soient ils arrivent à nager et à se sortir la tête de l’eau. Pour y arriver, plusieurs moyens existent, certains sont meilleurs que d’autres. Une chose est sûre cependant, ils n’y arriveront pas tous seuls…