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Chroniques
L'affaire de la Zitouna: quand l'Etat capitule devant la société
11/05/2012 | 1
min
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Par Samy Ghorbal*

Bourguiba s’était attaqué à elle avec une cruauté méthodique, parce qu’il la considérait comme un bastion de la réaction et parce qu’il redoutait qu’elle ne se transforme en un foyer d’opposition yousséfiste.
La Zitouna, qui s’enorgueillissait de posséder la plus vieille medersa du Maghreb, avait été purement et simplement démantelée par la réforme Messaâdi de 1958. De la prestigieuse institution d’enseignement religieux, qui avait rayonné pendant douze siècles sur l’Islam malékite maghrébin, n’avait donc survécu que la grande mosquée.
Une nouvelle faculté de théologie fut édifiée de toutes pièces, intégrée dans le giron de l’université tunisienne moderne, et implantée dans un bâtiment anonyme, à Montfleury.

Aujourd’hui, on apprend que la Zitouna (la vraie, pas la copie) est sur le point de renaître de ses cendres. Le 19 mars, un groupe d’associations d’anciens élèves de la vénérable mosquée a obtenu de la justice la levée des scellés apposés… en 1958 !
Fers de lance du projet, les cheikhs Houcine Laâbidi et Mohamed Bel Haj Amor ont annoncé le 21 avril lors d’une conférence de presse, organisée en présence de Nouredine Khadmi, ministre des Affaires religieuses, une reprise prochaine des cours. Ils voient les choses en grand: trois niveaux d’enseignement, collège, secondaire et supérieur, et tablent sur une affluence de plus d’un millier d’élèves. Ils auraient déjà commencé la campagne de recrutement des enseignants. Et les dons afflueraient.

Cette annonce, pas véritablement surprenante dans le contexte actuel, est une illustration supplémentaire du fait que l’Histoire n’est qu’une perpétuelle oscillation. Nous assisterions aujourd’hui à la revanche de « l’armée des vaincus du bourguibisme », au retour du refoulé zitounien. Tout cela serait dans l’ordre des choses.
Pourtant, à bien y regarder, l’entreprise de MM. Laâbidi et Bel Haj Amor est moins innocente qu’il n’y paraît. Deux détails clochent, et pas des moindres. Primo, la séparation des sexes sera de rigueur. Et secundo, les programmes, c’est-à-dire le contenu de l’enseignement, ainsi que les diplômes, seront du seul ressort de « l’institution ». Ils ne seront visés ni par le ministère de l’Éducation, ni par celui de l’Enseignement supérieur. Les promoteurs du projet seront libres d’inculquer ce qu’ils souhaitent aux élèves. Et comme ils le souhaitent. Cerise sur le gâteau, si l’on peut dire, le journal La Presse révélait le 8 mai que le cheikh Laâbidi était un fervent adepte d’Ibn Tayymiya, un théologien dogmatique mort en 1328 et adulé des salafistes.

Cette affaire, qui n’a donc rien d’anecdotique, appelle un certain nombre de commentaires. Même si l’entreprise n’émane pas du gouvernement actuel, il semble la cautionner, puisque Nourredine Khadmi a assisté à la conférence de presse des cheikhs Laâbidi et Bel Haj Amor. L’Etat s’apprête à renoncer à une de ses prérogatives essentielles, le contrôle de l’enseignement. Et cet abandon consenti s’inscrit dans la lignée des initiatives auxquelles nous assistons depuis la victoire de la coalition tripartite dirigée par Ennahdha, c’est-à-dire depuis les élections du 23 octobre. Nous sommes bel et bien face à un projet, n’ayons pas peur des mots, de nature réactionnaire. Un projet qui vise à déconstruire brique après brique l’édifice de la modernité tunisienne, élevé, au prix de lourds sacrifices, par Bourguiba et par la génération de l’indépendance.
Habib Bourguiba a inventé l’Etat tunisien moderne, et cet Etat était à ses yeux l’instance la plus à même de donner un contenu réel aux notions de progrès et civilisation. Il considérait que les carences et l’arriération de l’Etat beylical avaient rendu possible la colonisation française. L’édification d’un Etat souverain était pour lui l’aboutissement naturel du combat pour l’indépendance. Mais, dans son esprit, l’indépendance n’était qu’une étape ; la finalité véritable de son combat était le développement. Un développement qui supposait de remodeler la société pour l’arracher à ses archaïsmes. Et l’Etat était la seule instance capable de mener à bien ce remodelage.
C’est le sens des grandes réformes séculières impulsées dès 1956, dès l’indépendance réalisée. Ces réformes sont connues : la suppression des biens habous, l’unification de la justice et la suppression des tribunaux religieux, la nationalisation de l’enseignement, la création d’un service public de la santé, la réforme de la carte administrative, l’invention de l’état civil (chaque Tunisien doit posséder une carte d’identité sur laquelle figure son nom patronymique), le Code du statut personnel, et, quelques années plus tard, la promotion du planning familial. Toutes ces réformes ont dessiné le visage de la modernité tunisienne. Elles ont aussi provoqué une extension considérable du domaine de l’Etat, une inflation de ses prérogatives et de son périmètre d’intervention, au détriment de la société. La modernité et la réforme étaient à ce prix.

Le projet nahdhaoui est d’une toute autre nature. Il ne vise pas à instaurer une théocratie. Et l’identité arabo-musulmane, mise en avant en permanence par les dirigeants de ce mouvement, n’est qu’un alibi commode. L’enjeu de la querelle que nous vivons est tout autre. Il porte sur l’Etat. Nous sommes en présence d’un choc entre deux conceptions de l’Etat. L’Etat moderne versus l’Etat traditionnel. Ennahdha veut dépouiller l’Etat de ses oripeaux modernistes, en s’attaquant aux fondements du processus de sécularisation. Il suffit pour s’en convaincre de mettre bout à bout les initiatives les plus spectaculaires et les plus controversées des représentants de la troïka gouvernante. Les déclarations de Sihem Badi sur la légalisation du mariage traditionnel. Celles de Habib Khedhr, Habib Ellouze et Sadok Chourou sur l’introduction d’une référence explicite à la Chariâa dans la Constitution. La possibilité offerte aux lieux de culte de s’auto-administrer, alors qu’auparavant l’Etat avait la haute main sur la nomination des imams et l’émission des fatwas. L’attaque frontale contre les médias publics, c’est-à-dire relevant de la sphère étatique. Et maintenant l’affaire de la Zitouna. Il est heureux que la plupart de ces initiatives aient avorté ou aient été mises en échec. Mais il ne faut surtout pas les prendre pour des manœuvres de diversion. Car elles n’en sont pas. Elles s’inscrivent au contraire dans un projet pensé, cohérent et implacable : démanteler l’Etat moderne pour restaurer le paradigme de l’Etat traditionnel, et, au final, rendre le pouvoir à la société.

Ennahdha n’a en réalité qu’un seul adversaire: l’Etat, l’Etat moderne, centralisé, envahissant, détourné de ses finalités véritables. L’Etat moderne bourguibien est un Etat réformateur, qui agit sur la société pour la transformer. Or, aux yeux des islamistes, l’Etat n’a pas vocation à transformer ou à réformer la société. Il a au contraire vocation à conserver. C’est un Etat conservateur, un Etat gardien. Gardien de l’identité et de la religion. Gardien de l’ordre moral et de la tradition. La société est capable de s’auto-organiser, de se réformer, de se redresser et s’amender. Il suffit de lui lâcher la bride. L’Etat doit s’effacer. On voit déjà les effets désastreux de cette politique, à Sejnane ou sur les campus de Sousse ou de la Manouba. Et ce n’est qu’un début…
Les nouvelles autorités se sont emparées de l’Etat pour le subvertir et le ramener à des proportions qu’il n’aurait jamais du quitter. En ce sens, leur projet est foncièrement libéral : il vise à déréguler, briser les monopoles étatiques, casser les privilèges de la puissance publique.

Pas besoin d’attaque frontale : une simple mise en concurrence fera l’affaire. Faire cohabiter l’enseignement public et l’enseignement confessionnel, le mariage civil et le mariage coutumier, le droit positif et le droit religieux. Favoriser, chaque fois qu’on le peut, le dédoublement : du secteur bancaire, entre finance classique et finance islamique ; du secteur hôtelier, entre les établissements servant l’alcool et tolérant les bikinis et les établissements « vertueux » réservés à une clientèle « familiale ». Demain, qui sait, le mouvement pourrait se poursuivre dans le secteur de la santé, si d’aventure les associations cultuelles étaient autorisées à créer des cliniques ou à gérer des hôpitaux…
Ennahda veut promouvoir une révolution conservatrice. Cette révolution sera la révolution de la société traditionnelle contre l’Etat réformiste. Elle a les moyens d’arriver à ses fins. Il faut défendre pied à pied les prérogatives de l’Etat tunisien moderne, quitte parfois à flatter les corporatismes. Car ces prérogatives constituent l’ultime digue contre la subversion du modèle de société qui a été le nôtre depuis l’indépendance…

*Samy Ghorbal, Journaliste et écrivain. A publié Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète (Cérès éditions, janvier 2012). Rejoint à partir d’aujourd’hui l’équipe de Business News où il sera chroniqueur.
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