Le président et le parti Ennahdha : La phrase qui tue
Par Sofiene Ben Hamida
En politique, il y a des mots qui marquent. Parce qu’ils ont été réfléchis, pensés, chargés de sens, ils alertent, choquent, expliquent et orientent. Du haut de son balcon à Alger, dans son discours du 4 juin 1958, le général de Gaulle avait lancé à la foule sa fameuse phrase « je vous ai compris », donnant ainsi une nouvelle orientation au cours de l’histoire aussi bien de la France que de l’Algérie. Le 6 janvier 1984, le leader Habib Bourguiba lançait à la foule sa phrase prônant le retour à la situation d’avant les augmentations du prix du pain. « Narjouu win konna » avait-il dit, pour rediriger le mouvement insurrectionnel vers un plébiscite pour sa personne.
Jeudi 29 novembre 2018. Présidant le conseil de sécurité nationale, le jour de son 92ème anniversaire, le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi avait déclaré, au sujet de l’organisation secrète du parti islamiste Ennahdha, que cette organisation n’est plus secrète pour personne. « Tout le monde le sait » avait-il affirmé. En quelques syllabes, usant d’un discours d’autorité, puisque c’est lui qui le dit, il donne à son affirmation un caractère performatif et la glisse de la sphère d’une vérité plausible, vers celle d’une certitude et d’une vérité commune. Du coup, l’existence de l’organisation secrète ne fait plus aucun doute. C’est une existence qui n’a plus besoin d’être vérifiée puisque tout le monde le sait et puisque c’est lui-même qui le dit. Ce pouvoir des mots mis entre les mains d’un homme politique qui sait en faire usage, a permis au président de la République d’orienter l’ensemble de ce dossier et d’imposer, presque, la manière de le traiter par les différents acteurs, même ceux qui y sont directement impliqués.
En effet, pour le parti Ennahdha, il existe assurément un avant et un après cette phrase assassine « tout le monde le sait ». Il n’est plus question de nier en bloc l’existence de cette organisation secrète. Ceux qui continuent à le faire parmi les dirigeants islamistes sont de plus en plus rares et peinent à se faire entendre. Les déclarations d’après le 29 novembre insistent par contre sur le refus de traiter ce dossier par le conseil de la sécurité nationale. Mais comme cet argument peine à résister au fait vérifié que les prérogatives du conseil englobent l’étude de ce genre de menaces sur la sécurité nationale, les déclarations des dirigeants d’Ennahdha se sont voulues plus institutionnelles pour insister sur la nécessité d’attendre le verdict de la justice avant d’incriminer le parti islamiste.
En clair, le désarroi des islamistes est palpable et leurs réactions désordonnées ne peuvent s’expliquer que par la panique. En effet, « tout le monde le sait » ne concerne pas le volet national qui, compte tenu des rapports des forces instaurés, ne les préoccupe pas tant. Cette assertion concerne aussi les autres, les partenaires étrangers de la Tunisie. Dans un contexte international de plus en plus défavorable à l’islam politique, les islamistes tunisiens savent qu’ils risquent gros dans cette affaire, jusqu’à leur propre existence.
A l’heure actuelle, dans une tentative de dépassement de l’état de choc, des voix s’élèvent au sein des islamistes pour analyser cette nouvelle donne. Elles estiment que le mouvement islamiste a commis deux erreurs. La première est de ne pas faire son autocritique et d’avouer l’existence de son organisation secrète tout en affirmant qu’elle a été démontée et qu’Ennahdha a pris ses distances avec tous les agissements incontrôlés des anciens membres de cette organisation. La seconde est cette décision de tourner le dos à l’alliance avec le président de la République au profit d’une alliance improductive avec le chef du gouvernement. Le problème c’est que pour le premier dossier, le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, se trouve en trame de fond puisqu’on lui attribue des relations familiales proches avec l’animateur principal de cette organisation secrète. Quant au second dossier, le leader islamiste est directement mis à l’index.
D’ailleurs, Rached Ghannouchi n’a jamais été autant critiqué par les siens que ces dernières semaines. Le temps de passer la main a-t-il sonné pour lui ? Si c’est le cas, il aura toujours le loisir d’écrire ses mémoires. Au détour de l’une des dernières pages, il noterait, s’inspirant de la fameuse affaire d’Omar Raddad, qui avait secoué la France au début des années 90, « BEJI M’A TUER » recopiant les mêmes fautes de grammaire, sinon pire.