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Voter librement était un rêve !
26/11/2023 | 19:48
10 min
Voter librement était un rêve !

Par Mohamed Salah Ben Ammar 

 

 

Dans un mois, le 24 décembre précisément la Tunisie s’apprête, à nouveau, à voter pour les élections locales et régionales. La date a été fixée par un décret présidentiel. Ce scrutin se déroule en deux tours, le second devant se tenir après l'annonce des résultats définitifs du 1er tour. Selon le président de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), Farouk Bouasker, elles coûteront 40 millions de dinars tunisiens. Après 60 ans de disette, nous subissons une indigestion d’élections.

Mon père et tous ceux de sa génération n’ont jamais pu voter librement, ni avant ni après l’indépendance. J’ai eu l’outrecuidance de penser avoir brisé, à 55 ans, la fatalité. Je l’ai enfin eu cette revanche sur le destin un certain dimanche, le 23 octobre 2011 exactement. Je suis revenu en Tunisie à la quatrième vitesse de l'autre bout du monde pour pouvoir, avec une fierté non dissimulée, voter. J’ai longtemps gardé avec une réelle émotion le bleu de l’encre sur mon index gauche… Tous les espoirs étaient permis. La suite me prouvera à quel point je me suis trompé, le fait de mettre un bulletin de vote dans une urne ne peut être qu’un simulacre de démocratie si d’autres conditions ne sont pas remplies. 

 

Soyons clairs, les candidats pour lesquels j’ai voté, ont souvent eu zéro quelque chose, rarement plus. Cela ne me dérangeait pas plus que cela. J’assume mes choix. Je n’ai jamais voté pour un favori, je n’ai jamais eu de la considération pour les suiveurs et surtout je n'ai pas perçu l'utilité de voter pour des favoris dont la sincérité était plus que douteuse à mes yeux. Factuellement, à ce jour et à toutes les élections aucun élu n’avait de programme crédible, certains candidats ont même fait de l’absence de programme politique un argument électoral. Et ils ont été élus ! En réalité, bien sûr qu'ils en avaient un projet non avoué, comment les électeurs se sont laissés dupés aussi facilement ? Cela peut paraître surréaliste ailleurs et c'est pourtant vrai en Tunisie. 

Un passage obligé pour notre jeune démocratie avons-nous pensé. L'essentiel étaient les débats de société, la confrontation d’idées, de programmes, le libre choix de la représentation nationale, démocratiquement. Mais justement on n’y a pas eu droit. Pourtant les élections sont censées être le moment, l’aboutissement d’un processus qui permet de choisir en connaissance de cause et librement les personnes les plus aptes à diriger le pays.

Mais quelle personne sensée s’est imaginée confier les rênes du pays à des avatars surgis de nulle part dans la vie politique, comme cela ex nihilo, les Hechmi Hamdi, Slim Riahi, Nabil Karoui, Youssef Chahed, Said Aidi, Samir Ben Amor, Olfa Hamdi, Safi Said, Zouheir Makhlouf, Seifeddine Makhlouf, Abderraouf Ayadi, Yassine Ayari, Rached Khiari, Samia Abbou, Mabrouka Mbarek, Saïd Jaziri et j’en passe. Un peuple opprimé qui subit l’arbitraire, la pauvreté, le chômage, la corruption, cède facilement aux sirènes des extrêmes, aux mensonges mais de là à se laisser embarquer dans des délires surréalistes. 

 

Mais de nos jours ce n’est pas tout à fait surprenant. Les pays scandinaves ou les Pays-Bas sont tombés dans le même piège. A l’ère des réseaux sociaux la démocratie représentative est malade, elle traverse une grave crise. Trump est à nouveau aux portes du pouvoir. Il est de plus en plus fréquent de voir sortir des urnes des candidats populistes, démagogues, incultes. Ils font des campagnes électorales sur des promesses farfelues, sur la dénonciation des élites, la religion n’est jamais loin, ils affichent des signes ostentatoires de piété pour enrober leurs ambitions et nous pouvons le constater, à travers le monde cette technique porte ses fruits. Un populiste issu de nulle part fait des promesses irréalistes, comme celles par exemple de mettre les étrangers dehors ou de restaurer la peine de mort ou encore d’interdire l’avortement et il finit par gagner les élections. Sauf que dans les vieilles démocraties, les institutions, la justice, la presse résistent encore, peut-être pas pour longtemps mais elles résistent tant bien que mal.

La Tunisie ne pouvait pas échapper à cette réalité. La vie politique rêvée a donné le pouvoir à un patchwork d’opportunistes de gauche comme de droite. Qu’ils s'appellent Nidaa Tounes, et Ennahdha, ou autre CPR peu importe, des métastases sont apparues secondairement, elles se nomment Kalb Tounes, Tahya Tounes, Machrou3 Tounes…Tounes Tounes à toutes les sauces.

Comme toujours ceux qui ont récupéré la patente de l’ancien régime, les héritiers du RCD, les benalistes n’étaient pas en reste. Pour eux, la révolution tunisienne est le fruit d’une conspiration internationale. Ils se réjouissent ouvertement de ses échecs. 

L’idée majoritaire est que le bilan économique, social de la première décennie post révolutionnaire a été catastrophique et c’est probablement vrai, la révolution a déçu. Mais il y a eu un avant et un après la décennie et elles n’ont pas été meilleures et sauf à croire aux miracles il ne pouvait pas en être autrement. 

Est-ce le désespoir qui a poussé mes compatriotes à croire à toutes ces balivernes électorales, d’accepter de voter pour des programmes inexistants ou des programmes truffés d’incohérences ? Comment des esprits saints ont pu croire dans les promesses d’un Hechmi Hamdi et voter pour ses candidats ? La baguette à 100 millimes, la santé et les transports gratuits et pourtant son parti a eu, avant des ajustements douteux, le plus grand nombre de députés, juste après le parti de ceux qui craignaient Dieu, Ennahdha. Ceux-là même qui à l’occasion de la rediffusion d’un film d’animation (Persepolis) se sont levés comme un seul homme pour défendre l’Islam et se faire les portes paroles de Allah...Ce parti a tout de même réussi, de près ou de loin, à contrôler la vie politique du pays de 2011 à 2019. Cela peut paraître à posteriori incroyable mais bien des personnalités reconnues ont fait la queue à Monplaisir devant le bureau du gourou d’Ennahdha. 

 

Les déceptions n’allaient pas s’arrêter là. En 2019 lors des dernières élections présidentielles Nabil Karoui, qui venait de sortir de prison, a eu un 1 042 894 voix sur un programme inexistant. Aux législatives Al Karama de Seifeddine Makhlouf a eu 21 députés avec un programme qui prônait le retour à la Charia, la peine de mort, la lutte contre l’homosexualité et récupérer le sel et sur winou el pétrole…Longtemps Abir Moussi et le PDL ont caracolé en tête des sondages. C’est comme si les tunisiens ne réalisent toujours pas que la dernière décennie ne pouvait pas redresser les méfaits de 50 ans de dictature, de gestion chaotique.

La vie politique en Tunisie tant espérée était un fiasco. A qui la faute ? Montaigne disait « De ce peu que je me suis essayé au maniement des affaires du monde, je m’en suis d’autant dégoûté. ». 

En Tunisie nous aimons toujours crever les plafonds, en tout cas nous aimons le croire. Indéniablement le spectacle de la vie politique auquel nous avons droit depuis les années 70 est d’une médiocrité affligeante. Des dérives de toutes sortes. Le tunisien n’a jamais été traité comme un citoyen. Après l'indépendance, l'absence de démocratie a généré des dérives dans tous les domaines, une corruption endémique, une disparité régionale révoltante, un chômage endémique et l’arrivée d’incompétents à des postes à responsabilité. Du fait de cette politique des secteurs entiers comme l’éducation, les transports, la santé n’ont pas fini de se dégrader. 

Nous ne pouvons pas nous en sortir sans démocratie.

 

Une majorité de Tunisiens n’a plus aucune confiance dans la politique et les politiciens et c’est graveLe vote exprimé en 2019 est un vote de désespoir, il ne peut en aucun cas aider à construire un pays prospère. Les tunisiens le savaient en allant voter, ils n’ont pas voté pour un projet de société, ou des choix économiques mais pour un projet de moralisation de la vie politique. Une approche simpliste et coupée de la dure réalité. Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation, les discours anti-système fleurissent dans le monde. Les élites contre « le peuple », les pauvres contre les riches, les ouvriers contre les patrons, les citoyens contre l’administration ainsi de suite cette approche vengeresse mobilise les émotions mais elle ne peut aucunement constituer un projet d’avenir pour le monde. Cette approche haineuse se base sur la théorie du complot, elle sème dans les sociétés la discorde. Elle éloigne les citoyens de la politique. 

La suite logique de l’absence de programme économique a été la déception. Les pénuries, les crises de toutes sortes expliquent à elles seules les records d’abstention aux élections (88% aux dernières législatives). Nous sommes au-delà d’un vote sanction, c’est toute la vie politique a été sanctionnée. Un message cinglant, froid du "peuple", je ne suis plus concerné par vos manœuvres, mes priorités sont ailleurs. Un terrible échec.

Le "peuple" ne s’est pas non plus senti concerné par les différentes consultations initiées par le pouvoir en place, la dernière sur l’éducation en est l’illustration ; A chaque consultation la mobilisation a été ridicule. Les remises en question théoriques, académiques des modalités d'organisation de la vie politique du pays ne semblent pas être dans ses priorités et on le comprend aisément. Il semble dire que les questions de la séparation des pouvoirs, de la démocratie représentative ou participative, ou la vie des partis politiques ou encore le choix des représentants du peuple par tirage au sort ou par des élections sont des sujets qui, sont pour le moment loin de leurs préoccupations, et pourtant ! 

 

Pour information, l'élection présidentielle en Tunisie conformément aux dispositions de la loi électorale et toujours selon l’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), aura lieu en automne 2024. Il ne s’agit pas d’une prise risque et d’avoir de livrer la Tunisie à des traîtres mais de respecter ce que le PNUD considère comme le critère le plus fiable à l’échelle internationale pour évaluer le caractère démocratique ou non d’un régime politique, c’est-à-dire l’organisation régulière d’élections libres. C’est incontestable mais c’est insuffisant. Les élections si elles ne sont pas la concrétisation d’un processus démocratique fait de débats sereins et contradictoires débouchent inéluctablement sur des catastrophes. 

Alors contentons-nous de choses simples et faisons tous ensemble un rêve, celui de faire la queue et attendre notre tour 2, 3 ou même 4 heures en 2024 pour pouvoir voter librement aux élections présidentielles. Mais ce rêve ne se réalisera que si et seulement si, nous pouvons vivre une campagne électorale animée dans les règles internationalement admises, avec des débats passionnées, contradictoires où la confrontation de projets est la règle, où les bilans sont analysés par des experts, où les engagements des candidats et de personnalités du monde de la culture, de la recherche, du sport, de l’économie…à des idées aident à faire des choix éclairés, où l’absence de programme, où les coups bas, les accusations de traîtrise, où les qualificatifs insultants…disqualifieraient ceux qui en sont à l’origine. 

 

Les élections de 2024 ne seront vraiment libres et régulières que si l’État et ses organes assument pleinement leurs responsabilités. Que les conditions nécessaires pour que la campagne se déroule dans le calme soient garanties. Ceci impose à l’État et ses organes de garantir le respect de la loi en toute neutralité. De garantir les incontournables droits de chaque citoyen remplissant les conditions requises, de figurer sur les listes électorales et de pouvoir sous certaines conditions être candidat, d’assurer la sécurité et la liberté de mouvement, de réunion, et d'expression des candidats, d’assurer la sécurité des rassemblements et réunions politiques. Les candidats et leurs partis doivent pouvoir accéder aux médias de façon équitable et de faire connaître librement et sans aucune restriction leurs idées. Last but not least de veiller à ce que le financement de la campagne se fasse en toute transparence.

A ce jour, et lors des précédentes élections, ces conditions n’ont pas été totalement remplies. Pourtant nous le savons pertinemment, c’est ainsi et pas autrement que nous réussirons à offrir le meilleur à nos concitoyens et au pays. 

 

 * ancien ministre de la Santé


26/11/2023 | 19:48
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Commentaires
Carthage Libre
Bien sur, ma réponse contre ce pamphlet pro-saied a été censuré.
a posté le 28-11-2023 à 00:03
Et surtout quand j'évoque que ce type parle de cette façon de Abir Moussi "rcd" et tutti quanti...

Quelle tâche.
Welles
Trois remarques au moins s'impose
a posté le 27-11-2023 à 16:13
Trois remarques:
La première concerne votre préjugé sur les héritiers de Ben Ali; en effet vous ne pouvez pas dire d'un côté que ces héritiers se réjouissent de l'échec de la révolution et en même temps faire le même constat qu'eux; d'ailleurs je n'ai jamais entendu personne se réjouir de l'échec de cette révolution du jasmin comme dit mais qui à mon avis elle n'est ni révolution ni jasmin mais relève d'une odeur islamiste nauséabonde.
La deuxième remarque concerne le mot de "peuple" dont le texte use et abuse d'une manière récurrente. Trouvez moi une seule personne capable de définir exactement ce que ce concept fourre tout veut dire. Même le grand Marx a évité d'utiliser ce mot et lui a préféré le concept de "classe". Alors, dans ce cas le mot peuple dans ce texte n'est qu'un prétexte pour désigner une entité sans queue ni tête et qui ressemble plus à une ovni qu' autre chose et surtout pas un concept politique. ce mot de peuple révèle plus une démagogie sous-jacente qu'un fait réel.
La troisième remarque concerne le concept de démocratie qui vous fait rêver mais qui en réalité désigne un fait cauchemardeux. Je vous conseille de lire le vieux Platon pour s'en rendre compte car pour lui la démocratie est le stade qui précède l'anarchie , exactement celle que nous vivons actuellement et qui est fille de cette révolution avortée.
Enfin, vous pouvez créer toutes les conditions possibles et imaginables pour faire en sorte que ce système politique réussisse votre projet sera voué à l'échec pour la simple raison que ce peuple dont vous vous réclamez est composé d'individus qui ne sont pas ignorants car l'ignorance relève de la science et la science peut toujours y remédier, non l'individu dont il s'agit ici est ignorant de son ignorance car il est par définition un être envieux et corrompu, il ne cherche autre chose que la satisfaction de ses propre intérêts. voilà pourquoi Platon préférait un gouvernement oligarchie. A cela s'ajoute en Tunisie un islamisme rampant qui remplace la pensée par la croyance qui est par définition la mère de l'ignorance et du dogmatisme. Je termine par une référence à Jean Jaques Rousseau qui considère que la démocratie ne peut réussir que dans un tout petit pays comme la Suisse dont les citoyens sont tous d'une éducation irréprochable.
Welles
Correcttif
a posté le à 18:37
Trois remarques s'imposent
Comme vous dites au lieu de comme dit
Qu'à autre chose
Gouvernement oligarchique plutôt que oligarchie
Désolé
TEKAYA MOHAMED
Commentaire plus pertinent que l'article lui-même
a posté le à 18:17
Votre commentaire est plus intéressant ,plus pertinent que l'article lui-même qui n'a finalement aucun intérêt.
Alya
Excellent articke
a posté le 27-11-2023 à 12:38
Personnellement , je n ai jamais voté sous l ère de Bourguiba ou de Benali . Par la suite , j ai participé à toute les élections qui ont suivi ... .je me rappelle d un premier tour de présidentielle ,le premier! Mon candidat avait eu 0, des poussières. J avais au moins vote
AMMAR BEZZOUIR
MERCI M. Dr. Mohamed Salah Ben Ammar pour cet article.
a posté le 27-11-2023 à 11:22
Excellent!

Il est à recommander - et ce n´est pas trop demandé - que notre très GRAND et brillant avocat M. Brahim Bouderbela, lise votre commentaire à haute voix , à l'ARP en dialecte tunisien , devant les "députés", à chaque séance plénière, deux fois par jour et pendant une semaine !
Attention, cela doit être diffusé en direct sur Alwatania 1 et 2, et je propose un rappel supplémentaire pour le Sachafouna peröhnlich !

Wè Rabbi Yoster!
hourcq
Tout est dit
a posté le 27-11-2023 à 01:32
Tout est dit en effet dans votre excellente contribution. Vu la médiocrité de leurs représentants, la détérioration de leurs conditions de vie, les promesses mensongères , les citoyens votent avec leurs pieds c'est à dire en s'abstenant et cela n'est pas propre à la Tunisie. Les populistes grimpent dans les sondages et les élections car ils inventent des boucs émissaires avec leur éternel refrain " Tous pourris sauf nous".
Ce qui est spécifique à la Tunisie, c'est le faible taux de participation aux élections ou au récent référendum sur l'éducation qu'on n'observe pas en tout cas à ce point dans les pays démocratiques. De déception en déception , les tunisiens ne croient plus aux miracles ni en un quelconque homme providentiel fut -ce le président actuel pourtant très bien élu . Lui qui affirmait avoir lu l'Esprit des lois du philosophe français Montesquieu s'est accaparé quasiment tous les pouvoirs alors que la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire et la liberté d'expression qui va avec sont au coeur même de la démocratie représentative.
Ce président, dont l'honnêteté n'est pas en doute, ne comprend rien à l'économie. Il voit des corrompus partout et tranche des têtes, au sens figuré, tel un nouveau Robespierre qui fut surnommé l'incorruptible pendant la révolution française. On sait comment il a fini: sur l'échafaud comme ceux qu'il avait fait exécuter.
Ce qui est frappant aussi en Tunisie c'est l'indigence des programmes en particulier sur l'économie. Comment la développer, comment favoriser les investissements, vers quels partenaires se tourner en priorité, comment répartir les richesses en protégeant les plus démunis ....
Vous décrivez dans votre tribune la démocratie idéale sans démagogie, avec des débats contradictoires ....Elle n'existe nulle part mais comme le disait fort bien Winston Churchill premier ministre anglais pendant la seconde guerre mondiale " C'est un mauvais système mais c'est le moins mauvais",