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Trafic de psychotropes : comment guérir ce mal ?
18/11/2023 | 11:18
7 min
Trafic de psychotropes : comment guérir ce mal ?

Des seringues qui jonchent les sols d’habitations abandonnées ou de ruelles sombres dans la Capitale et autres régions… Des silhouettes dans des états seconds rasant les murs ou s’abritant sous un pont… C’est à quoi, on pense en évoquant les drogues et stupéfiants. Longtemps cantonnées dans le milieu de la nuit, ces substances frappent désormais jusque dans nos écoles sous des formes diverses et variées. 

La déferlante est sans précédent, mais le phénomène reste difficile à mesurer, en l’absence d’enquête nationale. Seuls les faits divers et quelques rares reportages sur la consommation de drogues et de substances psychoactives attestent de la gravité de la situation. Les statistiques disponibles ne sont, elles, que des estimations qui reposent généralement sur le nombre d’infractions commises, de par le cadre législatif répressif et la politique de prévention inefficace. Selon Houlou, l’observatoire national des drogues et des conduites addictives créé sous l’égide du ministère de la Santé il y a de cela cinq ans, pour entre autres collecter, analyser et évaluer les données relatives aux drogues et à l’addiction, n’a diffusé aucune publication et aucune communication sur l’éventuel lancement d’une enquête nationale.  

Face à ce manque de mobilisation et un État qui feint d’agir bien que les solutions existent, les toxicomanes innovent pour se procurer leurs doses. En plus du cannabis et des drogues injectables, ils se tournent de plus en plus vers les médicaments psychotropes, moins chers que la "Blanche" et autres drogues et alcools, quasiment inabordables de par la surtaxation qui ne cesse d’augmenter. Du fameux Subutex ou encore Parkizol à la Prégabaline en passant par le Tramadol, Témesta ou encore Tranxène et Meprobamate (anciennement Equanil), la liste de médicaments largement consommés par les toxicomanes est bien longue. Prisés pour leurs propriétés euphorisantes, avalés à forte dose ou mélangés à un liquide et injectés en intraveineuse ou intramusculaire, les psychotropes sont devenus les drogues des pauvres, des jeunes et moins jeunes, des désespérés de la vie qui, par manque de prise en charge, se laissent engloutir dans un tourbillon hallucinogène.   

Un trafic structuré s’est même construit autour de ces médicaments impliquant des professionnels de la santé. Début novembre, un réseau opérant dans ce domaine a été démantelé. Une psychiatre, une secrétaire médicale, un préparateur en pharmacie et un autre médecin seraient impliqués selon les premiers éléments de l’enquête.

Selon le secrétaire général de l’Ordre national des médecins, Nizar Laadhari, certains médecins prescrivent des ordonnances sous la menace. Quand le « manque » les prend, les toxicomanes se tournent vers la violence et débarquent dans les cabinets médicaux pour arracher une ordonnance et ainsi obtenir « légalement », leurs médicaments auprès des pharmacies. Les psychotropes – Parkizol et Témesta, entre autres – font partie des médicaments qui sont délivrés uniquement sur ordonnance et font l’objet d’un suivi régulier de l’inspection sanitaire. Pour prévenir l’usage abusif de ces substances, l’État tunisien a instauré dans les années soixante, ce qu’on appelle le carnet à souche puis l’ordonnance bleue à partir de 2012. Il s’agit là de carnets d’ordonnances numérotées que les médecins prescripteurs se procurent auprès de l’Ordre des médecins, nous explique Dr. Nazih Zghal (cardiologue anciennement membre du Cnom). A chaque patient, le médecin prescrit une ordonnance unique incluant l’ensemble du protocole thérapeutique et rend ensuite compte au ministère de la Santé des ordonnances remises, chaque trimestre. 

Ce système de suivi appliqué aussi du côté des pharmacies ne se semble pas efficace. Il n’a même pas été évalué depuis sa mise en place, nous confie Dr. Zghal. Pourtant des cas de fraude sur des ordonnances bleues, il y en a eu.  

Si pour certains médicaments psychoactifs, il existe ce suivi partiel, pour d’autres – les antalgiques qui peuvent créer de la dépendance, entre autres – le contrôle n’est pas au point et les mésusages se multiplient. La Prégabaline n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, selon Dr. Zghal. « Cet antidouleur peut être prescrit par des médecins généralistes, des rhumatologues ou encore des neurologues. Les autorités de tutelle ont été averties du potentiel addictogène de ce médicament par l’Ordre des médecins et l’Ordre des pharmaciens, et pourtant, rien n’a été fait. La Prégabaline ne figure toujours pas sur le tableau B (des produits stupéfiants) », affirme Dr. Zghal. 

La Prégabaline est utilisée pour traiter des douleurs neuropathiques, et est également prescrite pour les patients souffrant d’épilepsie ou de troubles du stress post-traumatique. Ce remède sûr et efficace présente, toutefois, un potentiel addictogène à partir de certaines doses. En Tunisie, la molécule est commercialisée sous les présentations 75 et 150mg. Dans d’autres pays, elle est commercialisée avec des dosages allant de 25 à 600mg. Si en Algérie, sa production et sa commercialisation sont fortement contrôlées, au Maroc, en Tunisie et autres pays du Moyen-Orient, elle circule librement. Selon le président du Syndicat des pharmaciens d’officine de Tunisie, Naoufel Amira, la Tunisie était une source d’approvisionnement pour nos amis Algériens. M. Amira nous explique qu’après la découverte du potentiel stupéfiant de ladite molécule, c’est en Tunisie que les dealers de drogues algériens faisaient leurs réserves. La Tunisie n’est actuellement que terre de passage pour les cargaisons qui atterrissent chez notre Grande sœur depuis la Jordanie. Les bénéfices sont d’ailleurs monstres : 100.000 dollars par cargaison. Les toxicomanes tunisiens n’ont découvert cette molécule que récemment.

Outre cette molécule, il existe cinq autres produits fabriqués à base de quatre molécules qui, selon Naoufel Amira, posent problème, entre autres, à cause de la liberté de prescription que revendiquent les médecins tunisiens. « Pour certains cabinets à faible affluence, les toxicomanes font partie du chiffre d’affaires. D’ailleurs, les praticiens qui ont été arrêtés sont connus dans le milieu. A mon sens, il faut absolument règlementer la prescription suivant la spécialité, tout comme ailleurs dans le monde », souligne Naoufel Amira notant que la lutte contre ce trafic nécessite un effort conjoint. « Les pharmaciens ne peuvent plus jouer le rôle de la police ». Par crainte, les pharmaciens se trouvent aujourd’hui obligés, dans certains cas suspects, de prétendre une rupture de stock  

En plus de la pratique de l’ordonnance spécialisée, il faut, d’après le pharmacien, passer au digital et s’inspirer des expériences réussies des autres pays. « Pour le cas de la Prégabaline qui est un produit local – contrairement aux autres qui sont importés –, il est possible de décliner l’expérience algérienne au contexte tunisien et appliquer un contrôle sur les entrées, la production et les ventes des industriels », précise-t-il. Revenant sur la question de la digitalisation, il ajoute : « l’Ordre des pharmaciens a développé une plateforme pour la gestion des substances toxiques et dangereuses. Cette plateforme nous a coûté dans les vingt mille dinars et nous l’avons offert au ministère de la Santé, il y a de cela deux ans. Pourtant, elle n’a toujours pas été déployée. Aux dernières nouvelles, elle le sera en janvier ». 

Cette plateforme est actuellement testée par une cinquantaine de pharmacies. Dr. Aymen Skander (anciennement membre de l’Ordre des pharmaciens de Tunisie) l’un des pharmaciens qui utilisent cette plateforme, soutient qu’il s’agit d’une grande avancée pour le secteur de la santé. Selon ses dires, cette plateforme permet, tant aux médecins qu’aux pharmaciens, d’être alertés en cas de chevauchement, de surdosage et de fraude. « A l’échelle régionale, elle permet de débusquer les multi-ordonnances, par exemple », explique-t-il, notant que si pour certains pharmaciens il est facile de détecter une ordonnance falsifiée, pour d’autres, la tâche n’est pas aussi simple. « En plus de la réduction des risques de trafic, cette plateforme allège les tâches administratives chronophages, notamment l’état trimestriel qu’un pharmacien se doit de rendre aux autorités de tutelle ». Tout comme les médecins, pour le cas des ordonnances bleues, les pharmaciens se doivent de rendre compte de ces ordonnances et des stocks de psychotropes dont ils disposent, ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils ont vendu. « Une fois déployée, cette plateforme aidera aussi à soulager les pharmaciens. Pour éviter les problèmes certains ne vendent plus ce type de médicaments, ce qui pénalise les vrais patients et constitue une mise en danger pour ceux qui en ont besoin », assure Dr. Skander déplorant les nombreux incidents dont certains de ces collègues ont été victimes. « En centre-ville, à la sortie des bars, plusieurs pharmaciens sont cibles de menaces. Ils ont peur pour leur intégrité physique et refusent aujourd’hui, de ce fait, de procurer ces médicaments ».   

Comme indiqué par nos interlocuteurs, la digitalisation et une règlementation plus rigoureuse pourraient résoudre une partie du problème. Une approche globale demeure, toutefois, nécessaire pour endiguer le trafic de psychotropes et autres substances et stupéfiants. La prise en charge de la dépendance en fait partie. Il s'agit là d'un chantier à part entière; l'infrastrcuture disponible étant loin d'entre digne. 

Nadya Jennene 

18/11/2023 | 11:18
7 min
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Commentaires
Bassem
Prix
a posté le 21-11-2023 à 12:11
C'est comme pour l'alcool, le prix dérisoire explique l'urgence de la situation.
Ahmed
Article intéressant
a posté le 19-11-2023 à 08:59
Il est important de distinguer le problème de la dépendance et du trafic. Il faut distinguer le dépendant du trafiquant.
Le temesta n'a pas sa place dans cette.
Le sujet est très large .
Et les prisonniers qui sortent de prison dépendant.
L'absence de véritable plan.
La distinction de spécialité addictologie de la psychiatrie'?'