Le séisme de l'Assemblée va nous amuser
L’annonce est tombée comme un couperet jeudi dernier avec la divulgation des 43 noms de parlementaires qui se sont regroupés en un Front unique dénommé, provisoirement, Front parlementaire progressiste. Un front dont l’existence a été dévoilée le 25 octobre dernier et qui fait trembler beaucoup de politiques, notamment Nidaa Tounes et Ennahdha, les deux partis au pouvoir. Ce front est essentiellement constitué du bloc Al Horra du MPT de Mohsen Marzouk, le bloc Afek Tounes de Yassine Brahim ainsi que quelques députés de Nidaa Tounes et des indépendants.
Aussitôt l’intention annoncée, Nidaa Tounes s’est pressé, dès le 25 octobre, de publier un communiqué menaçant ses députés de limogeage immédiat si jamais il leur viendrait l’idée de rejoindre le Front.
Après la divulgation des noms des 43 membres (liste non définitive), on découvre que certains grands pontes de Nidaa sont parmi eux. Je cite notamment Moncef Sellami et Zohra Driss un homme et une femme d’affaires de renom qui ont fortement financé, et continuent encore, le parti fondé par Béji Caïd Essebsi. Autres signataires de poids, Wafa Makhlouf, co-fondatrice du parti, ou la très controversée Ons Hattab réputée pour ses changements de « parrain » à chaque fois (ou presque) que le vent tournait. La réaction des dirigeants autoproclamés actuels de Nidaa, après cette annonce de création de Front, a tardé à venir. Mais peu importe son contenu, il est évident que la création même de ce Front a constitué un véritable séisme dans le paysage politique et le poids des groupes parlementaires de l’ARP.
Après avoir été le premier parti, au lendemain des élections de 2014, Nidaa est tombé au deuxième rang quelques mois après. A la veille de l’annonce de la création du Front, il ne comptait que 56 députés et il est ainsi distancé de douze sièges du parti islamiste Ennahdha. Ayant démarré avec 69 sièges, la composition d’Ennahdha à l’ARP est restée intacte trois ans après, alors que celle de Nidaa dépérissait de jour en jour. C’est dire la discipline et le respect de la hiérarchie et des décisions collégiales prises au sein du parti islamiste. Il n’y a absolument rien de tel chez Nidaa où l’on continue encore à s’entêter contre vents et marées. Les scandales se suivent tout comme les mauvaises décisions et les casseroles, mais les dirigeants refusent d’écouter le bon sens et les critiques constructives formulées par leurs propres militants et leurs amis les plus proches.
Y a-t-il eu une autoévaluation de la situation dans le parti de BCE ? Il y en a eu, car il y avait bien des sages au sein du parti, mais il s’est avéré que Hafedh Caïd Essebsi a été plus puissant que les Mohsen Marzouk, Said Aïdi, Néji Jelloul et bien d’autres. Le fils du président de la République se croit président tout court parce qu’il porte un nom de famille présidentiel, que plusieurs proches laudateurs le lui répètent à longueur de journées et qu’il s’est autoproclamé président de Nidaa. Il a commencé par se débarrasser de ceux qui peuvent le gêner en cours de route pour s’entourer par des personnes moins intelligentes que lui (oui, ça existe !), par des personnes intéressées (qui l’utilisent comme tremplin) et par des cupides. Toute voix discordante est tenue à l’écart et tous ceux qui le dérangent ou dérangent son entourage laudateur est exclu du parti. Une des dernières à en faire les frais, Leïla Chettaoui. Résultat des courses, Nidaa s’est vidé de ses compétences pour se trouver incapable aujourd’hui de désigner un seul ministre valable pour un portefeuille. Parenthèse, Hafedh Caïd Essebsi n’a pu proposer à Youssef Chahed que trois noms pour succéder à feu Slim Chaker au ministère de la Santé, à savoir Mohsen Hassen, Anis Ghedira et Fadhel Ben Omrane. Voilà où on en est ! On cherchait des hommes d’Etat pour un ministère sensible et on se retrouve face à des collectionneurs de casseroles à l’incompétence notoire. Heureusement que Youssef Chahed a dit non.
Face à ces faits bien établis et au danger certain que représente l’alliance Ennahdha-Nidaa et les suspicions frappant certains députés de ces deux partis dans leur implication dans des dossiers liés à la corruption et/ou le terrorisme, est né le nouveau Front progressiste. On ne peut en effet pas prétendre lutter contre le terrorisme quand on connait ou que l’on soupçonne que de hauts dirigeants et députés d’Ennahdha y soient liés. Pareil pour la lutte contre la corruption avec les dirigeants et les députés de Nidaa qui manifestent leur fierté d’être de proches amis avec des barons supposés de la corruption.
Avec les 43 députés de ce front, on entend tout simplement occuper la deuxième place au sein de l’ARP et représenter un contrepoids politique réel au couple contre-nature Nidaa-Ennahdha. Le nombre est appelé à grandir et il serait fort souhaitable que d’autres noms rejoignent les 43 signataires. Je pense notamment à Bochra Belhadj Hmida, Mondher Belhadj Ali, Leïla Hamrouni, Abderrazak Chraïet … Il est impératif que les 43 dépassent les 68 pour devenir le premier bloc parlementaire de l’ARP ou à la limite dépasser les 56 et devenir ainsi les deuxièmes. Ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront peser sur les lois à venir de telle sorte que l’on vote, enfin, les lois nécessaires à la lutte contre la corruption et que l’on arrête le manège protectionniste qu’on observe. Faut-il rappeler la solidarité mutuelle coupable qu’il y a entre les députés pour ne pas lever l’immunité parlementaire ? Faut-il rappeler la composition de certaines commissions comme celle liée à la sécurité et l’armée où l’on retrouve des Imed Daïmi et Ali Laârayedh ?
Aujourd’hui, il n’est un secret pour personne que le premier opposant de Youssef Chahed et du gouvernement s’appelle Nidaa Tounes. Avec un groupe parlementaire composé de personnes sensées qui privilégient vraiment les intérêts de la patrie aux intérêts du parti, Youssef Chahed a des chances de travailler mieux et en toute sérénité. Cette redistribution des cartes au niveau de l’ARP va lui permettre de ne plus se restreindre aux seuls candidats de Nidaa Tounes pour certaines nominations. Ses lois actuellement bloquées devraient désormais passer plus facilement puisque l’on ne va plus tenir compte des intérêts des proches et amis de Hafedh, Borhen et Sofien et leurs lobbys. C’est aussi cela le jeu démocratique, faire un véritable coup d’Etat en toute démocratie. A partir de cette semaine, ce ne sont plus les députés qui s’amusent en se moquant des citoyens et des observateurs, mais les citoyens et les observateurs qui vont s’amuser en regardant les députés amateurs se ridiculiser par leurs propres pairs dotés de cervelle et de bon sens.