Quand le peuple perd l’espoir, sa colère finit toujours par s’exprimer
Par Marouen Achouri
Il s’agit d’une phrase dite par l’ancien président français, Jacques Chirac. Ce qui se passe en Tunisie correspond à cette description et il faut être isolé de son peuple et du battement vital de son pays pour ne pas se rendre compte que la colère gronde. Le drame survenu à Kerkennah et la mort de plus de 60 personnes ne sont que l’une des expressions d’un désespoir chronique.
Pourtant, certains sont dépourvus de l’humilité que devraient normalement imposer l’immensité du désespoir et la grandeur de la douleur. Certains n’ont aucun scrupule à dégainer un discours moralisateur creux, bien perchés du haut de leurs avantages et leurs « situations ». Ils sortent de leurs manches les success stories qu’ils connaissent et regardent avec complaisance la merveilleuse réussite de leur boulanger ou de leur jardinier, ils la brandissent comme argument ultime insinuant que les naufragés sont en fait des lâches ou des fainéants. Pourtant, ce sont les mêmes qui s’émeuvent, en d’autres circonstances, du courage des habitants du sud par exemple quand Daech voulait s’accaparer une partie du pays.
L’humilité est sans doute la qualité la moins bien distribuée en Tunisie. Que des petits bourgeois, qui tremblent pour leurs petits avantages depuis 2011, se placent en donneurs de leçons et en moralisateurs d’une société malade est tout simplement aberrant. La deuxième qualité la moins bien distribuée est sans doute la cohérence. Est-ce que les ingénieurs informatiques par exemple, qui quittent le pays par dizaines par des voies plus ou moins légales, sont aussi lâches et fainéants ? Les médecins qui font la queue devant le centre culturel allemand sont aussi des irresponsables qui auraient dû rester en Tunisie et travailler quand même ?Les milliers de diplômés qui ont claqué la porte de leur pays sont aussi des vauriens qui désertent un champ de bataille ? Peut-on réellement reprocher au jeune désabusé de Bir Ali Ben Khlifa, de Ben Guerdène, de Nebber, ou de Ouled Belouaer de faire pareil par des moyens illégaux ?
Pour se permettre de donner des leçons, il faut saisir l’immensité de la détresse d’une mère qui jette son fils à une mort probable, il faut comprendre la douleur et le désespoir du père qui essaye d’obtenir un prêt bancaire pour que son fils tente sa chance. Oserez-vous imaginer la douleur qui doit tenailler ces gens ? Pouvez-vous imaginer une seconde qu’il devra plus tard aller récupérer le cadavre de son fils à l’hôpital, et que même là il soit humilié ? N’avez-vous pas honte de faire étalage de vos préjugés et de vos idées reçues devant l’immensité de cette douleur ? Bien installé dans les villas de Tunis et de sa banlieue, bien planqué derrière les écrans, il est facile de refaire le monde et de se prendre pour son nombril. Sauf que loin des grandes villes, la vie n’est pas pareille. Pour certains, la vie est un fardeau. Certains doivent se battre tous les jours pour ensuite être quand même spoliés et maltraités, notamment par vos blagues à deux balles qui ne font rire que les demeurés.
La colère gronde dans les champs et dans les rues de Tunisie. Il s’agit d’une colère aveugle qui ne fera pas de distinction cette fois. Tous les jours cette colère est alimentée par les malheurs du quotidien, comme le fait qu’une cinquantaine de jeunes meurent noyés, comme la situation des transports publics, comme la cherté de la vie. A cela viennent s’ajouter les querelles de dirigeants censés nous sortir de la mouise. Un président de la République qui a du mal à contenir son fils, un Etat sourd et aveugle aux malheurs des gens et où la seule préoccupation est devenue de se maintenir en poste. Toute une oligarchie constituée de politiciens de tous bords, de syndicalistes influents, de chefs de l’exécutif, qui se partage un grand gâteau sans rien laisser aux autres. Une oligarchie qui s’accorde à considérer ce peuple comme ignorant et bête, qui le regarde de haut et qui prétend lui apprendre à bien se comporter. Une oligarchie gouvernée par les petits intérêts immédiats et par les petits complots ourdis dans les jupons de « Nana ». Une oligarchie égoïste, arriviste, vile et manipulatrice. Alors, dans ces conditions, pourquoi voulez-vous qu’ils restent ? Ils estiment être « morts » dans leur pays et que prendre la mer offre au moins une petite chance de vivre, rendons-nous compte de la dangerosité de ce qui devient un véritable mantra dans notre pays.
On peut me taxer de populisme, je l’assume. Tout ce qui vient du peuple n’est pas sale et dégoutant, comme sa colère. Si les choses continuent de la sorte, la colère du peuple sera cristalline et dévastatrice. Tant que notre classe dirigeante se comportera comme une monarchie, qu’elle continuera à pomper les ressources des gens et leur pays, l’épilogue ne peut faire équivoque. Tout peuple qui ne connaît son histoire est condamné à la revivre.