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Chroniques
Laissez les chiffres tranquilles !
Par Marouen Achouri
03/01/2024 | 15:59
5 min
Laissez les chiffres tranquilles !

 

Tout est bon pour justifier une posture ou une prise de position, même le plus saugrenu des arguments. Certains n’hésitent pas à effectuer des pirouettes et des acrobaties intellectuelles pour prouver que l’eau ne mouille pas et que le feu a cessé de brûler. C’est le cas des partisans aveugles du président de la République, Kaïs Saïed, qui s’évertuent à tenter de nous convaincre que tout va bien et que l’on est sur le droit chemin, en piétinant allégrement l’évidence du contraire. Ces aficionados ne reculent devant aucune absurdité tant que c’est dans l’optique de défendre leur chef, presque leur guide spirituel.

 

C’est de cette ornière qu’est analysé le dernier taux de participation aux élections locales qui n’ont mobilisé que 11,84% du corps électoral. « Abnee El Massar » (les enfants du processus, ndlr) refusent mordicus d’y voir un camouflet politique pour le président de la République et tentent désespérément de se raccrocher à n’importe quel argument boiteux pour l’expliquer. D’ailleurs, en cela, ils ne font que marcher dans les pas de leur guide qui avait décrété, en l’absence d’une once de donnée chiffrée ou scientifique, que le Tunisien détestait les parlements, et c’est pour cela qu’une minorité seulement est allée aux urnes.

C’est sans doute Ahmed Chaftar, soutien inconditionnel du Président et membre de sa campagne explicative qui décroche la palme. Selon lui, lors de son passage sur les antennes d’Attessia TV, il s’agirait d’une révolution d’un type nouveau, inventée par le peuple tunisien. Alors que les révolutions tendent traditionnellement à s’opposer aux légitimités, celle qui se déroule actuellement en Tunisie serait une révolution par la légitimité électorale. Il a également professé, sans le moindre début de source ou de donnée vérifiée, que seulement entre 10 et 15% des populations participent aux révolutions. « Le nombre (d’électeurs) dans une situation révolutionnaire est respectable », a-t-il affirmé.

Lui, et d’autres, déploient une énergie considérable pour nier l’évidence selon laquelle une grande majorité du peuple tunisien n’est pas du tout intéressée par les élections locales ni par le projet présidentiel de construction par les bases ni même par la chose politique dans son ensemble. Le peuple tunisien est loin d’être dans « une situation révolutionnaire » et s’est trouvé réduit à un simple consommateur en quête de produits de base tout en voyant son pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil.

Toutes les constructions intellectuelles anarchiques montées par les promoteurs de ce processus ne changeront rien au fait que les trois dernières échéances électorales ont été marquées par un taux de participation ridicule de 11%. D’un autre côté, il est illogique d’entendre le message de plus d’un million de votants et lui faire porter le poids d’une révolution par la légitimité, tout en ignorant le choix de près de neuf millions de personnes de ne pas se déplacer aux urnes. Il s’agit là aussi d’un message que l’honnêteté intellectuelle impose de voir et d’écouter. 11% est un chiffre, c’est un fait mesurable et calculable, ce n’est pas une théorie ni une vue de l’esprit. Les tentatives répétées de lui faire dire ce qu’il ne dit pas en deviennent ridicules.

 

Selon le célèbre adage, on peut tout faire dire aux chiffres. Cela est vrai et nécessite même un certain talent. Toutefois, cela reste possible dans un cadre déterminé. Profitant de l’ignorance de la majorité des Tunisiens de la chose financière et économique, plusieurs soutiens du pouvoir en place ont propagé un chiffre en tentant de le dénaturer. Lors des discussions au sein du parlement autour de la loi de finances 2024, la ministre des Finances, Sihem Nemsia, a déclaré que la Tunisie avait réussi à rembourser 93% du service total de sa dette extérieure à fin novembre 2023.

Ce chiffre signifie que la Tunisie a payé 93% de ce qu’elle doit rembourser durant l’année 2023 à fin novembre. En poussant l’interprétation de ce chiffre au plus loin en faveur du régime, on pourrait dire qu’il est positif dans le sens où la Tunisie continue à respecter ses engagements internationaux en termes de paiement de sa dette extérieure et qu’il s’agit d’un message positif envoyé aux différents partenaires. Toutefois, c’est une toute autre utilisation qui a été faite de ce chiffre.

Ainsi, les soutiens du pouvoir en place ont laissé entendre que grâce à la politique menée par le président de la République et par le gouvernement, la Tunisie était parvenue à payer 93% de ses dettes, dans l’absolu. Certains ont même osé soutenir qu’il s’agissait là de la concrétisation de la politique selon laquelle on compterait, dorénavant, sur nous-mêmes. A les croire, une décennie d’endettement serait effacée, comme par magie, et évidemment, nous le devons à Kaïs Saïed.

Malgré les explications et les éclaircissements de plusieurs éminents experts tels Moez Hadidane ou Ridha Chkoundali, la fausse interprétation de ce chiffre a fait son effet auprès de milliers de personnes qui ont vraiment cru que la Tunisie allait bientôt se débarrasser de la totalité de ses dettes. Comme le dit la loi de Brandolini, « la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises […] est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ». Il s’agit là d’un énième exemple de manipulation et de traitement de chiffre pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas dans le but de décrire et de quantifier des réalisations supposées et des succès imaginaires. La réalité de l’endettement extérieur et intérieur de la Tunisie est bien différente et les choses ne vont pas en s’améliorant, loin de là. L’année 2024 sera une année difficile, aussi bien pour emprunter que pour rembourser nos dettes.

 

Des travaux de recherche ont montré que les personnes avaient plus tendance à croire une information dès lors qu’elle contient un chiffre. Même si ce chiffre est faux, ou mal interprété, le receveur aura tendance à croire ce qu’on lui dissémine au détour de chiffres. Il parait clair que plusieurs soutiens du chef de l’Etat se sont pris au jeu. C’est ainsi que l’on a découvert, par exemple, que 11% de votants valaient mieux que 90% d’abstentionnistes, et autres lectures saugrenues du genre. Décidément, tout est bon pour légitimer le pouvoir en place, même la manipulation de chiffres.

Par Marouen Achouri
03/01/2024 | 15:59
5 min
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Commentaires
DHEJ
Les chiffres...
a posté le 04-01-2024 à 19:51
ROBOCOP est-il fort en mathématiques?

naceur fah
Les cons...
a posté le 03-01-2024 à 17:46
Les cons, ça ose tout. C'est même à ça qu'on les reconnaît