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Tribunes
Lettre ouverte au ministre de l’Enseignement supérieur
27/03/2019 | 16:15
4 min
Lettre ouverte au ministre de l’Enseignement supérieur

 

Par Belhassen Dehman*

 

Monsieur Le Ministre,

Vous venez de signer avec l’Ugtt un accord selon lequel les publications scientifiques des enseignants chercheurs seront dorénavant rémunérées. Le texte présente cette mesure comme un encouragement à la recherche et un soutien aux chercheurs méritants. Et naturellement, il présente une grille d’évaluation/rémunération qui prend en compte la renommée et l’impact des journaux spécialisés dans lesquels les articles sont publiés.

 

A première vue, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est un accord gagnant-gagnant qui augmente les revenus des enseignants chercheurs et devrait permettre (au conditionnel) d’améliorer le classement de l’université tunisienne dans les divers rankings. De plus, cerise sur le gâteau, cet accord est financièrement avantageux dans la mesure où il ne saigne pas trop les finances du MES et ne touche pas à la sacro-sainte masse salariale. Cela risquerait, en effet, d’irriter nos amis de la Kasbah et du FMI.

 

Cependant, à y voir de plus près, force est de constater que cet accord constitue l’une des plus graves décisions qu’a connues l’université tunisienne depuis sa création. Une décision dramatique qui risque bien de signer son arrêt de mort. Mais pas de panique M. Le Ministre, ses effets désastreux ne se verront pas tout de suite. Ce sera dans dix à quinze ans. Sauf qu’à l’échelle de l’Université, le danger est imminent; dix ou quinze ans c’est déjà demain….

 

Après trente-cinq ans de carrière et une expérience somme toute modeste, j’ai eu l’occasion de faire connaissance avec le monde de la recherche et de vivre de près la genèse (j’allais dire l’industrie) de « la publication scientifique » en Tunisie. Il y a beaucoup de qualité, certes de manière inégale selon les disciplines (qui se reconnaitront). Il y a de nombreux talents, il y a surtout des hommes et des femmes  passionnés ! Mais il y a aussi, hélas, comme dans beaucoup d’autres pays, un nombre impressionnant d’ « enseignants chercheurs » par défaut. A l’affut, prêts à tout pour profiter du système.  M. Le Ministre, cher collègue, avez-vous pensé au modèle de fonctionnement que va générer la prime de publication ?  On court le risque de voir des collègues publier à tour de bras une recherche de bas niveau, co-signer et faire co-signer des articles sans valeur, rien que pour avoir la prime. Ne nous méprenons pas, les indicateurs des divers journaux ne constituent pas une garantie certaine de qualité. Cette prime va transformer la recherche scientifique en business.

 

Hélas, dans certaines institutions, aujourd’hui encore minoritaires, c’est déjà le cas pour les mémoires de PFE et de masters, pour les thèses de doctorat….qui sont « payants ». Vous voyez un peu le danger ? En France et dans la plupart des pays européens, les publications ne sont pas rémunérées, aux USA, c’est un autre mode de fonctionnement car les bonnes universités sont privées. Elles retiennent les grands noms de leur staff comme elles peuvent. D’autre part, j’ai du mal à comprendre qu’au moment même où les laboratoires de recherche ont vu leurs budgets diminuer de moitié, on trouve de l’argent pour rémunérer les publications.

Dernier point : Le MES a présenté une réforme profonde du statut d’enseignant-chercheur. L’idée essentielle est de rajouter aux classes traditionnelles du corps enseignant des sous-classes qui seront gravies au mérite scientifique et pédagogique, par le biais de concours de promotion. Le concept général est prometteur sauf que le projet de réforme n’est pas chiffré. Aucun impact financier ne l’accompagne. C’est tout de même surprenant….Le MES vient de rater là une occasion en or pour tout remettre à plat et regagner la confiance des universitaires.

 

M. Le Ministre, à mon humble avis, nous devons arrêter avec les demi-solutions et les mesures de colmatage. Le problème est trop complexe pour être réduit à une simple arithmétique financière. Se suffire de solutions qui ciblent les acteurs de la recherche et non le système de recherche (statuts, structures, thématiques…) peut se révéler au mieux insuffisant, au pire contre-productif et dangereux. Payez mieux les universitaires, augmentez sensiblement leurs salaires afin de rendre la carrière attrayante, d’en faire une vraie voie d’excellence. Remplacez ces publications rémunérées par d’autres avantages tels que les budgets de recherche spécifiques, les décharges de services…Les résultats suivront d’eux- mêmes à tous les niveaux. L’investissement dans l’Université se fait à perte mais n’est jamais perdu. C’est un investissement pour l’avenir de tout le pays.  La recherche scientifique est l’une des activités les plus nobles de l’homme. On ne peut pas la gérer comme on gère une PME.

 

Enfin, à mes amis syndicalistes: on vous doit tant de choses…Vous avez toujours constitué notre dernier rempart contre toutes sortes d’attaques. Ceci risque d’être notre ultime bataille. Ensemble, luttons contre le clivage par le bas.

 

Je conclus par cette pensée de F. Nietzsche : « Quiconque a sondé le fond des choses devine sans peine quelle sagesse il y a à rester superficiel. C’est l’instinct de conservation qui apprend à être hâtif, léger et faux ».

 

Avec tous mes respects,

 

*Belhassen Dehman est professeur à l’université de Tunis El Manar

27/03/2019 | 16:15
4 min
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Commentaires (8)

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AH
| 03-04-2019 19:54
Feu Mohamed Boughnim Rabbi yarhmou a commenté " malla chevchenko" lorsque ce dernier peu connu avait inscrit un hatrick lors d'un match de coupe d'Europe.

L'article marque des points face à l'approche purement financière de l'UGTT et du Ministère. Merci à notre Prof. pour son article et pour la citation.

L'Université TN nécessite une réforme pour pallier aux défaillances du LMD, pour se moderniser, pour être proche de l'industrie et de l'économie et enfin pour former des cadres suffisamment compétent capables de trouver des emplois en TN et ailleurs.

Je pense aussi que les nombres de places dans certaines filières demandées et qui souffrent de l'exode des compétences comme la médecine devrait être augmentés

Hechmi S
| 28-03-2019 23:56
Merci Si Belhassen. C'est un cri du coeur, un cri de raison auquel j'adhère totalement. Je voudrai, en plus, rappeler à Monsieur le ministre que notre tâche d'universitaire ne s'arrête pas à l'enseignement, nous sommes aussi des chercheurs. Nous nous devons de produire, de soutenir nos industries, d'encadrer et bien sûr de publier. En conséquence Monsieur le ministère, rendez à l'universitaire sa dignité, sa fierté et offrez lui les conditions nécessaires et de la sérénité pour qu'il puisse accomplir ses tâches dans les meilleurs des conditions.

tounsia2
| 28-03-2019 15:13
Il faut savoir que les deux tiers du salaire d'un enseignant-chercheur sont attribués à l'activité de recherche qui comprend entre-autres la rédaction des articles scientifiques; Par conséquent, fournir des rémunérations aux enseignants- chercheurs pour leurs nouvelles publications revient à les payer deux fois pour le même travail, ce qui n'a pas de sens et je dirai même illégal.
Le plus grand problème rencontré aujourd'hui par le enseignants-chercheurs Tunisiens pour la publication de leurs travaux, est de trouver le financement nécessaire pour payer les revues scientifiques qui sont devenues pour la plupart d'entre-elles payantes ; Or, vu notre modeste budget pour la recherche, réservé en général au financement du consommable pour faire tourner les Labo, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de financer la publication de nos travaux, alors on se tourne vers les revues non payantes sur les quelles il y a une grande pression et qui peuvent mettre jusqu'à 2 ans pour vous sortir un papier; A mon avis, le meilleur moyen de soutenir et d'encourager nos enseignants-chercheurs, serait de créer un fond chargé de payer les frais de publication des articles scientifiques, ce qui aura pour conséquence 1/ d'offrir aux enseignants-chercheurs un plus grand choix de journaux et donc plus de chances de publier leurs travaux et 2/ de publier un plus grand nombre d'articles puisque les revues payantes ont l'avantage d'être rapide.

DHEJ
| 27-03-2019 19:23
appelé Jamel Touir.

Ancien élu à l'Assemblée Constituante

Jamel Touir, le directeur de cette thèse au coeur de cette tempête médiatique n'est autre qu'un ancien élu à Assemblée nationale constituante pour le compte d'Ettakatol et a présidé la commission des instances constitutionnelles à l'ANC.

Nouri KAMOUN
| 27-03-2019 18:05
En plus de la médiocrité et l'injustice qui vont être engendrées par cette politique, il y a lieu de mentionner que si l'université Tunisienne se tient encore presque débout, c'est parce qu'il y a toujours eu depuis la création de l'Université, des enseignants qui ont fourni des efforts considérables pour assurer un enseignement de qualité, souvent au dépend d'une évolution rapide dans leurs carrières. Avec les nouvelles mesures, le chemin est bien indiqué: Négligez l'enseignement si vous ne voulez pas être ridiculisé.
Mais, pour encourager l'excellence dans la recherche ou l'excellence dans l'enseignement, on ne peut qu'applaudir mais avec d'autres mesures plus sages, discutées et élaborées non pas avec les syndicats mais en écoutant aussi les contradicteurs de cette approche.

Jugurtha
| 27-03-2019 17:53
Si ls apprehensions de Mr. Dehman quant a l'inflation de travaux scientifiques sans interet sont en partie fondees, le monde scientifique sait s'auto-reguler en filtrant le grain de l'ivraie. Certes la production faramineuse de travaux de recherche mediocres venant des pays emergeants, et le "ranking" de certaines universites nous fait sourire, voire nous revolte (je pense a titre d'exemple a King Abdulaziz University a Jeddah, lol!), le fait est que (1) les grandes publications scientifiques et les editeurs de premier plan ne sont pas nes de la derniere pluie; leur rigueur reste egale a elle meme. (2) La quantite finit, apres une periode de maturite, par fournir de la qualite. Je peux vous affirmer que les universites cotees en Occident n'engage pas les chercheurs ayant une liste de publications aussi longue que celle d'Euler, sauf s'ils sont reconnus comme etant des sommites internationale (de tels individus foisonnent dans les milieux universitaires de pays emergeants). A la bonne heure!! Recompenser la productivite scientifique en monnaie sonnante et trebuchante "is long overdue!". Il y a dans mon domaine scientifique des chercheurs Tunisiens qui sont restes/revenus en Tunisie de talent. Il faut supporter leur recherche financierement! Sur ce sujet, je rejoins le point de vue de Rationnel (haha!).

DHEJ
| 27-03-2019 17:24
Des enseignants chercheurs de quoi? De l'argent facile!

L'argent du donneur d'ordre ou du brevet?

Rationnel
| 27-03-2019 16:42
Les inquiétudes de Belhassen Dehman sont infondées. La rémunération des publication de recherche dans des journaux spécialises est une tendance internationale, c'est un système pratiqué en Chine, en Turquie et dans plusieurs pays du Golf. L'université de Qatar a Doha offre 13 700 dollars pour la publication d'un article dans Science ou Nature ( https://www.sciencemag.org/news/2017/08/cash-bonuses-peer-reviewed-papers-go-global ), les professeurs Chinois peuvent recevoir jusqu'à 165 000 dollars pour un article publié au magazine scientifique : Nature.

Ceci n'a pas empêcher les universités chinoise de grimper les échelles de prestige et de qualité de recherche et d'enseignement, Tsinghua University est classée parmi les 50 premières université au monde. Stanford University dans la silicon valley en Californie offre plusieurs récompenses pour les efforts de ces professeurs est classée première dans la majorité des classements d'université au monde. C'est l'université qui a le plus d'impact positif sur l'humanité (31 prix Nobel, les inventeurs de Google, Netflix, Paypal, Cisco, et d' autres sociétés innovatrice sont des élèves de cette université).

Le gouvernement doit encourager l'émergence d'une université tunisienne sur le modèle de Stanford, l'université Esprit est une bonne candidate pour cette mission.