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Tribunes
Les sociétés musulmanes à l’épreuve du temps
02/03/2022 | 18:56
7 min
Les sociétés musulmanes à l’épreuve du temps

 

 

Ali Mezghani, La tentation passéiste, Les sociétés musulmanes à l’épreuve du temps, Sud Editions, 2021.

 

Hamadi Redissi

 

On se rappelle du passé, on vit dans le présent et on se projette dans le futur. L’ordre du temps se rompt lorsque ces trois temps entrent en conflit. « Qui ne vit que le passé n’est pas de ce monde. Qui ne vit que le futur vit un mirage. Celui qui ne vit que le présent vit l’éphémère », écrit élégamment Ali Mezghani dans La tentation passéiste, Les sociétés musulmanes à l’épreuve du temps. Mais alors que faire lorsqu’on ne vit qu’un seul des trois temps ? C’est le cas des sociétés musulmanes. Elles inversent la temporalité. Elles surévaluent le passé, elles cultivent la nostalgie du « présent des choses passées » comme dirait Augustin, elles se lovent dans une Tradition qu’elles projettent dans un futur conditionnel. Pourtant, le retour au passé est impossible. De ce fait, le passéisme est une attitude, une posture tout à fait actuelle, relevant du présent lors même qu’elle en appelle au passé. Son effet est double : l’immobilisme qui empêche le changement et l’involution qui transforme la révolution en régression. On comprend pourquoi interroger le rapport des sociétés musulmanes au temps est primordial. Quel temps ? Le temps social et historique et non le temps physique (objet d’une science physique) ou psychologique, vécu subjectivement. C’est la thèse de ce livre. Du moins, la thèse I. On croit lire ou relire des propos déjà tenus par de nombreux auteurs, y compris Mezghani lui-même dans ses travaux antérieurs. Mais ce n’est qu’une apparence. La perspective est absolument originale. D’habitude, l’attachement pour ce qui est révolu est considéré comme une doctrine (à la base formulée par les réformistes au XIXe siècle), ou bien comme une attitude psychologique, une sorte de nostalgie pour un passé mythifié. En principe, le travail des intellectuels critiques s’arrête à ce constat, du reste pertinent. Ali Mezghani dit autre chose : le passéisme est d’abord un rapport au temps. Cette première thèse est enchâssée dans la thèse II : ce passéisme fait fond sur une théologie du temps considéré comme une succession discontinue d’instants. C’est ce qu’on appelle l’atomisme arabe classique : le temps n’est pas continu mais une suite de maintenant sans fin.   

 

Taxinomie

La modernité impose son temps, sa matière, ses modalités et la manière de compter. Mais les sociétés musulmanes organisent la résistance. A l’heure du monde, le temps devient une durée abstraite fixée par l’horloge et le calendrier. Le temps est mesurable et subdivisé en unités. Certes le monde musulman adopte l’horloge dès le XIIe siècle. Mais le temps liturgique garde sa temporalité (mesurée par la science du miqat) et son jour de repos. A la carte, le calendrier lunaire prévaut sur le calendrier universel (notamment dans les pays du Golfe), cohabite avec ce même calendrier ou bien le remplace dans telle ou telle circonstance.   Le temps a son vocabulaire. Son terme générique est le zaman, absent du Coran qui en rend compte par une pléthore de mots. Le zaman est rendu dans le lexique arabe par la durée étendue (dahr ou açr), l’antérieur (qabl), le postérieur (ba’d), l’extension (mudda), le terme (ajal), le quantum du temps (miqdâr mina zaman), le passé, le présent et le futur. Et il a des mots pour dire les saisons, l’année, les lunaisons (ahilla), le mois, les semaines, les jours, les heures et un grand nombre d’autres repères pour la datation (tawqit). Le temps a sa grammaire, c’est-à-dire ses temps verbaux. La langue arabe n’a la copule « être » que de façon implicite ou en puissance. Le passé (al-madhi) est un temps autonome tandis que le présent et le futur se confondent dans la forme temporelle dite al-mudhari’, indiquant l’acte ouvert des deux temps.

 

 

Le temps, un atome

Ecrit dans un style limpide, le livre est érudit, lucide et inquiet. Au cœur de l’envie du passé, l’atomisme comme modèle du rapport des sociétés musulmanes au temps. L’atome (dharra) désigne la plus petite partie d’un acte ou d’une chose, ce qui est indivis (atomos). A la base, il y a l’idée que le corps est composé d’unités finies, des atomes agrégés. Pareillement, le temps est composé de petits atomes, des instants ou des moments, des hin et des anât (pluriel de al-ân). Entre un al-ân particulier et un autre il y a le vide (khala). Averroès est le seul à dire qu’entre un instant et un autre, il y a encore du temps. Les conséquences de l’atomisme sont redoutables : pour qu’un instant naisse le précédent doit disparaître. Et ainsi de suite, les instants se succèdent sans continuité. Seul le néant est continu. C’est la théorie du temps discontinu et atomisé dans la doctrine classique mutazilite reprise par l’acharisme. L’intuition forte de Mezgani est d’en faire le prototype du rapport des musulmans au temps. A titre illustratif, l’histoire en tant que science est une datation d’événements successifs, des akhbars. Il en va de même de la sunna, une collection de hadiths particularisés et des récits fabuleux (qasas) du Coran. Une telle manière de penser promeut la résignation : Le monde est rythmé par le temps, livré à la volition divine. Il existe donc une relation forte entre le modèle atomiste et le rapport immédiat des musulmans au présent – Un présent durable : al-ân al-dâ’im qui fait du passé son présent. On peut reprocher à l’auteur de surestimer l’importance de l’atomisme, une thèse mineure dans la théologie l’atomisme (ce qui n’a pas manqué d’être fait lors d’une séance de présentation du livre à Beit al-Hikma, le 18/02/2022). Mais Mezghani considère qu’un modèle servant de grille de lecture ne peut être évalué en termes de poids dans l’histoire des idées classiques. Weber disait à ses critiques, il n’existe pas de procédure chiffrée pour évaluer une imputation causale.

 

La révolution, une restauration

Les temps du passé sont la cyclicité (celui de l’éternel retour du même et de la assabiyya khaldounienne), la linéarité eschatologique (dans l’attente de la fin du monde) et la constellation regroupant des états de choses, autant d’atomes que l’âge d’or, le rite ou l’habitude. Voici donc la question posée d’une manière inédite : la révolution, relève-t-elle de la cyclicité du temps, de sa linéarité ou de sa constellation ?  La révolution acquiert dans le monde musulman un sens positif au XIXe siècle. Elle n’est plus désordre (chagab) et discorde (fitna). Paradoxalement, elle s’emploie à créer un nouvel ordre en restaurant l’ordre ancien (c’est du reste son sens premier : la restauration). C’est ce qui fait le succès du réformisme à la fois révolutionnaire et conservateur. Il prône le retour du passé, mais épuré des traditions vieillies. Le salafisme lui emboîte le pas. L’auteur passe en revue les tentatives (parfois pathétiques) de restaurer les vestiges du passé en Tunisie depuis 2011. Elles sont le fait d’Ennahdha et de ses compères : le débat identitaire autour des articles 1 et 2 de la constitution, l’effet d’annonce des caisses zakat et des biens habous, la réactivation du lexique religieux, l’absence de référence à la nation (oumma) tunisienne, l’incitation à la lutte des uns contre les autres (ce que Ghannouchi appelle le tadafu’) et l’abaissement des femmes à travers la notion de « complémentarité » (takamul) et autres lubies.  Comment s’y opposer sans tomber dans l’agitation et le sempiternel appel à la résistance ?  Mezghani fournit la réponse en termes kantiens (la procédure construit la norme) : il existe un « principe de non régression » supra-constitutionnel : l’idée que la société a pour fondement un pacte auquel même le souverain est soumis. C’est-à-dire : une société ne peut régresser par rapport aux droits acquis. Nul constituant ne peut y déroger. Et chaque génération apporte son concours à une œuvre progressiste en voie de consolidation. Mezghani en veut pour preuve l’engagement que prit le bey de Tunis lorsqu’il octroya le Pacte fondamental (1857) : « Nous nous engageons non seulement en notre nom, mais au nom de nos successeurs : aucun ne pourra régner qu’après avoir juré l’observation de ces institutions libérales ». Une clause qui vient rappeler aux partisans de la table rase, aux aventuriers et aux révolutionnaires de la vingt-cinquième heure qu’on ne peut entrer dans l’histoire, à reculons.

 

02/03/2022 | 18:56
7 min
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Commentaires
URMAX
... ah ... ce que le monde est bien meilleur ... sans religions ...
a posté le 03-03-2022 à 15:45
... jamais - dans l'histoire humaine - autant de morts n'urent été faites, si ce n'est par cause des religions - toutes confondues, monodéistes, ou pas.
...
Perso, j'ai choisi de ne croire qu'aux sciences pures ; pas aux esprits durs et autres sciences occultes ... Du coup, je n'ai aucun "ennemi religieux" et n'ai que des amis.
Ensuite, pour vivre parfaitement en harmonie, il faut juste respecter les autres - et savoir aussi se faire respecter.
Basta
Abel Chater
@URMAX
a posté le à 19:52
Nous connaissons bien l'athéisme utilisé par les juifs pour garder en secret leur religion, dont ils ont honte et nous connaissons aussi, lorsqu'ils disent aux Chrétiens, qu'ils sont "végétariens", pour ne pas se faire connaître juif par leur interdiction de la viande porcine.
Regarde-moi en face. Mais d'où te vient toute cette haine contre les autres religions monothéistes, l'Islam et le Christianisme qui convainquent les milliards d'êtres humains, alors que la démographie belge à elle toute seule, vous dépasse en votre nombre minuscule de par le monde entier!!!
J'ai vraiment honte pour toi et pour tes semblables les "maghdhoubi alayhim"
Allahou Akbar.
Faysal
Exotique
a posté le 03-03-2022 à 06:48
Lorsque nos erudits tunisiens , formates a la Sorbonne, analysent les societes musulmanes de la province chinois de Ganzu au confins de Tombouctou, en passant par la malaisienne Malacca,
la russe Kazan, et la yemenite Hadramaout etc etc. Le genie des satrapes tunisiens des lumieres de
l Orientalisme occidental est a l oeuvre, exotique!
Abel Chater
Non Monsieur le lecteur Zen, ce ne sont pas les sociétés musulmanes qui sont à l'épreuve du temps, mais c'es le temps qui est à l'épreuve de l'Islam, lorsque le nucléaire ravage tous ces philosophes de la Sorbonne.
a posté le 02-03-2022 à 21:55
Celui qui se range du côté des ennemis de l'Islam, dans l'idée de vaincre la religion musulmane, comme ils l'ont fait contre le Christianisme, se trompe énormément. La raison est pure et simple, parce qu'en Islam il n'y a pas d'intermédiaire entre le Musulman et notre Créateur Allah le Tout Puissant. Tout se joue par la logique humaine et par la conscience individuelle. Je le connais de ma propre expérience. Je vis parmi plusieurs religiosités déclarées, mais personne n'a jamais réussi à me virer de ma foi musulmane.
Il suffit de localiser les repères de l'écrivain Ali Mezghani, du côté de son Augustin, pour bien comprendre le désert calendaire qui l'entoure. Ceux qui nous disent «Time is Money», alors qu'eux, ils ne produisent rien du tout, que du «Shit». Ce menteur prétend que (Ghannouchi appelle le tadafu') en incitant à la lutte des uns contre les autres et à l'abaissement des femmes à travers la notion de «complémentarité» (takamul) et autres lubies. Plus bas, tu meurs!!!
Pour lui, le temps devient une durée abstraite fixée par l'horloge et par le calendrier, parce qu'il ne fait pas ses cinq prières quotidiennes autour de dix minutes chacune, qui découpent le temps en se donnant un sens lointain pour sa vie. loin de tous les problèmes de cette vie terrestre. Ni centièmes ou dixièmes de secondes qui ne servent à personne, ni minutes, ni argent, ni calendrier, ni matérialisme, ni soumission aux idées d'Auguste et de la Sorbonne, en délaissant le Message divin du Prophète Mohamed (sws), le Coran d'Allah (Sobhanou wè Taâlè).
C'est devenu la mode pour ceux qui veulent gagner quelques sous et l'encouragement des ennemis de l'Islam. Ils ne prennent même pas leçon de ceux qui les ont précédés et qui sont passés de là, puis trépassé là-bas, avec du coton dans ses trous et des vers pour le pétrole brut.
Allahou Akbar.
Aymen
Erratum
a posté le 02-03-2022 à 19:59
"Celui qui vit le présent" et non pas "Celui qui vit le président" :)