Le pire, l’important et l’essentiel
En ces jours d’extrême confusion politique, de procès en sorcellerie, de nostalgie et de sacralisation posthume, les « partisans » de tout bord se déchainent par médias et médias sociaux interposés pour ne nous livrer que des mensonges et au mieux des demi-vérités sur leurs champions ou leurs partis préférés du moment, en prenant la responsabilité d’éluder le débat sur les principaux enjeux pour le pays. Les intellectuels semblent anesthésiés par la situation ou pris dans la tourmente partisane et quelque fois nostalgique.
Pourtant, la sagesse voudrait que les plus éclairés tentent de garder une distance respectable du brouhaha partisan et d’aider à identifier les vrais dangers qui guettent. Ne sont-ils pas tenus d’aider à discerner dans la masse des choix politiques possibles ce qui est important de ce qui est réellement essentiel, ce qui peut construire une vie politique stable pour les cinq prochaines années de ce qui n’est qu’alibi pour accéder au pouvoir et servir sa mafia ou son clan ? L’enjeu n’est-il pas de s’assurer d’une majorité politique démocrate pour permettre les réformes économiques, sociales et institutionnelles tant attendues et entamer la renaissance de ce pays ?
Il est vrai que dans le brouillard politique actuel, il est difficile de prévoir, encore moins d’espérer le meilleur. Le pire qui puisse advenir : c’est que nous élisions des hommes et des femmes sans autre objectif que celui de soumettre l’Etat, les institutions et les ressources du pays à leur appétit féroce, tout en se dégageant du bourbier judiciaire dans lequel ils se sont fourvoyés. Ils se sont attelés depuis plusieurs années déjà à essayer de convaincre les plus incrédules d’entre nous, par charité bien ordonnée, médias croupions et complices interposés, et discours populiste, qu’ils sont les seuls à pouvoir sauver le peuple de son élite, et à « nettoyer » la société de ses brebis galeuses démocratiques et de ses rêveurs de modernité. Ils nous promettent le retour des gros bâtons et du pain gratuit pour tous.
Des Etats-Unis à l’Autriche, en passant par l’Italie et le Brésil nous avons vu les impasses politiques et morales auxquelles peuvent conduire les populistes, les nationalistes, les corrompus et les extrémistes de tout poil. Sommes-nous capables de lucidité pour éviter de nous infliger pour au moins cinq ans les mêmes désastres et sortir encore plus appauvris et plus meurtris ?
Le pire, encore c’est le retour possible des démons obscurantistes et conservateurs, qui, même sans majorité, arriveront par des alliances opportunistes à s’imposer et à gouverner. Cette perspective nous fera retourner en arrière, mettra un point final aux efforts pour déterrer la vérité sur les assassinats politiques, emportera les résidus de l’Etat moderne et nous projettera à nouveau dans le sillage des conflits de la région.
Sans vouloir noircir le tableau, obscurantistes, populistes et corrompus peuvent tout à fait nouer un mariage de raison sur notre dos et s’incruster, sans être certain du délai d’expiration de leur potion empoisonnée.
Le pire surtout c’est que nous sortions des élections encore plus émiettés que nous ne l’étions, incapables de former des majorités larges pour mettre en œuvre les bonnes politiques pour remettre l’économie sur ses rails, créer de la richesse et de l’emploi, de reconstruire des institutions sorties exiguës d’une dizaine d’années d’atermoiements et d’esprit du « gâteau », et de lutter sans état d’âme contre le cancer de la corruption qui subrepticement nous emporte, la bouche ouverte, vers les abimes.
Sous d’autres cieux, dans une telle situation et face à de tels dangers, les égos s’effacent, les différences s’atténuent, les dénominateurs communs sont mis ensemble et valorisés pour que triomphent le bon sens, l’intérêt général et l’intérêt de la nation. Celles et ceux qui voudraient avoir seuls tout le pouvoir, tout de suite, et de préférence pour toujours devraient comprendre que cette approche de la politique qui domine leur inconscient et leur pratique est incompatible avec les exigences universelles de la démocratie, et qu’elle est définitivement révolue. Il est bien dommage que la société civile, d’habitude prompte à donner des leçons de vertu à tous ne se soit pas manifestée pour sonner l’alerte et tenter de rapprocher les acteurs d’une scène politique éclatée.
A tous les protagonistes politiques, nous devons rappeler que la politique n’est ni un jeu à somme nulle, ni une trajectoire linéaire dont les issues seraient connues d’avance. A ceux qui agissent comme si le pouvoir ne doit pas leur échapper et à ceux qui pensent qu’ils peuvent gouverner sans majorité politique, nous devons dire qu’ils ont besoin l’un de l’autre, et que le pays a besoin qu’ils unissent leurs forces pour nous sortir de l’ornière et nous éviter cinq longues années de populisme mafieux et d’obscurantisme. Les premiers perdront certes une partie du pouvoir, mais gagneront en maturité, pourront s’ouvrir au reste de la société et balayer les mauvaises graines en leur sein, et surtout renforcer un parti qui n’a finalement que trois mois d’âge. Les seconds pourront disposer d’une « ceinture » politique, éviter les mafias et réseaux régionalistes qui les guettent et disposer d’un capital d’expérience disponible chez leurs frères ennemis, et surtout donner un contenu crédible au discours quelque peu pompeux sur la nation en péril et l’appel de la patrie.
Taoufik Ben Abdallah
Economiste
Ancien Vice Président d’Enda Tiers Monde (Dakar)
Membre du Conseil International du Forum Social Mondial