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Tribunes
Le nihilisme en politique
01/12/2019 | 12:04
6 min
Le nihilisme en politique

Si le nihilisme implique la perte des valeurs et du sens, cette perte débouche inévitablement sur l’abolition de la vérité. Cette décadence se fait par glissements successifs des sens des mots jusqu’à leur inversement et celui des valeurs qu’ils recouvrent. Cette entreprise de démolition des valeurs remonte très loin dans l’histoire contemporaine de la Tunisie. Elle a pris une ampleur sans précédent durant l’ère de Ben Ali et semble atteindre son paroxysme de nos jours.

Comment restaurer les mots pour que non seulement ils retrouvent du sens mais aussi les valeurs qu’ils recouvrent ? Il faut provoquer une véritable révolution culturelle. Rappelons d’abord quelques faits afin que l’on puisse mesurer l’ampleur du problème et de ses conséquences.

Du temps de Ben Ali, le révisionnisme linguistique avait déjà pris un caractère systémique servi par une redoutable machine de propagande médiatique institutionnalisée. De ce fait, les Tunisiens qui ne prenaient pas garde se laissaient facilement intoxiquer par des mensonges qui aspiraient à être des vérités absolues. Pour y parvenir, un travail colossal a été effectué pour, d’abord vider les mots de leurs sens, ensuite leur injecter un sens nouveau au point de plonger les Tunisiens dans une forme de schizophrénie pathologique. Quelques exemples suffisent pour se rappeler de la machination. Des termes relevant de la politique et de ses valeurs comme « changement », « transition », « égalité », « démocratie », « droits de l’Homme », « patrie », pour ne citer que quelques-uns, ont été pervertis au point d’acquérir de nouvelles acceptions à la faveur d’un matraquage médiatique permanent, la peur et l’ignorance faisaient le reste.

Les valeurs éthique et morale subissaient le même sort et ont fini par acquérir un sens diamétralement opposé à leur étymologie. Il était évident que le voyou ou le voleur qui savait trouver le bon soutien auprès des « bonnes » personnes au bon moment avait toutes les chances d’arriver à ses fins sans trop de difficultés. A l’inverse, un individu honnête et respectueux des règles, non seulement avait peu de chance de réussir, mais passait dans tous les cas pour un naïf, peu débrouillard et indigne de respect.

Ainsi, le processus consistait d’abord, à vider les mots et les concepts de leurs sens et par la suite à inverser leurs sens au point que le terme « changement » finit par vouloir dire « ne rien changer », « démocratie » veut dire abolition de la contradiction, de l’alternance et de la pluralité d’opinion et « patrie » veut dire « parti ».

De nos jours, la situation n’est guère meilleure. Non seulement les concepts ne veulent plus rien dire, leur simple évocation suscite le dégoût et la révulsion. Des concepts comme, « démocratie », « liberté », « responsabilité », « la politique », « le patriotisme », « la solidarité » et bien d’autres convoquent dans l’esprit du Tunisien lambda « anarchie », « tricherie », « impunité », « égoïsme », « mensonge », « irresponsabilité ». Cette inversion des valeurs est d’autant plus grave qu’elle intervient dans une période où on était censé restaurer les valeurs pour permettre aux Tunisiens de se réconcilier avec l’Etat et avec la politique. Le préjudice est colossal car la rupture est à la fois conceptuelle et morale. Ne plus avoir confiance dans les mots équivaut à ne plus faire confiance à son rapport au monde car le monde est régi par les mots et ce qu’ils recouvrent. Si la justice veut dire injustice et démocratie veut dire anarchie, les repères sont alors brouillés et il n’est plus possible d’organiser le monde de manière empirique.

Le recours à la religion et à la binarité « halal » vs « haram » devient alors le nouveau repère avec tous les risques d’interprétation que cela comporte. L’exemple de la destruction d’œuvres d’art à Nabeul par des personnes arguant du fait que ces créations sont « haram » témoigne de cette dérive conceptuelle dont la pseudo classe politique porte l’entière responsabilité. Quand un peuple n’a plus de volonté, abdique sa souveraineté et intègre l’idée de son impuissance et son incapacité à se prendre en main, il s’en remet systématiquement à Dieu pour se donner bonne conscience et fuir ses responsabilités.

En effet, le plus grave durant le régime de Ben Ali était la destruction du système éducatif ainsi que toutes les valeurs politiques et sociales à des fins hégémoniques. Cette destruction était imputée au régime dictatorial qui en était l’initiateur. En revanche depuis 2011, cette destruction est faite au nom de la « démocratie », de la « liberté » et de « Dieu ». L’inversion des valeurs intervient au moment où on avait la possibilité de les rétablir et d’organiser la vie politique, économique et sociale en conséquence. Le nihilisme politique est à l’œuvre et certains excellent dans cette entreprise de démolition. Un parlement digne d’une foire d’empoigne, des voyous deviennent des « représentants » du peuple, des corrompus sont qualifiés de « débrouillards », des prétendus « religieux » ont fait du mensonge le fondement même de leur politique et des laïcards qui n’ont compris de la politique que le machiavélisme morbide, telle est la situation qui prévaut depuis 2011.

Que faire après autant de dégâts pour sauver la Tunisie ? la réponse est complexe et mérite tout une étude multidimensionnelle. Nous allons nous limiter à l’idée de la restauration du sens en remplaçant le nihilisme en politique par la volonté de puissance. Rétablir le sens et les valeurs des mots équivaut à l’affirmation de notre humanité, à la volonté de se mouvoir dans un environnement culturel propice à l’action positive et au bien-être commun. Comment peut-on rétablir le sens de la liberté, la démocratie, la solidarité, la fraternité, l’honnêteté, le patriotisme, l’Etat, et comment édifier les institutions qui les sous-tendent sans redéfinir les concepts, voire élargir leurs champs de signifiance ? Il est impératif de faire coïncider le mot à l’action et cela passe par une véritable révolution culturelle.

La révolution culturelle que nous avons appelée de tous nos vœux dans notre livre Tunisie 2040, un rêve accessible*, est à la base de tout changement paradigmatique. Cette révolution ne se décrète pas, elle se construit à travers la volonté de puissance d’un personnel politique conscient des enjeux et des risques que court la Tunisie. Il ne peut y avoir de changement sans l’engagement clair et sans équivoque de tous ceux pour qui les valeurs positives ont encore un sens. Un plan d’action multidimensionnel doit être mis en place s’attaquant à la corruption morale et matérielle, s’attelant à la solidification des institutions et à la refonte de l’éducation tout en faisant de la culture le vecteur de la transformation souhaitée. Le rôle des consciences vives de la Tunisie ne diffère guère de celui des saumons qui naviguent à contre-courant bravant tous les dangers pour aller garantir la perpétuation de l’espèce, donc de la vie. J’appelle tous ceux qui pensent que sans éthique et valeurs positives, il ne peut y avoir de survie pour notre Tunisie éternelle, à se mobiliser pour exiger, à l’occasion de ce nouveau mandat politique, l’inscription de cette révolution culturelle en haut de la liste des priorités politiques. Je les appelle à exiger l’idée d’articuler tout projet, de quelque nature que ce soit, autour de valeurs éthiques consubstantielles au projet lui-même. Je les appelle à mettre fin au nihilisme en politique et à dire oui à la vie dans cette magnifique terre de Tunisie.  

 

*Hédi Ben Abbes, Mohamed Toumi, Tunisie 2040, un rêve accessible, Ed. Apollonia, février 2019.

01/12/2019 | 12:04
6 min
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Commentaires (7)

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Abdel
| 02-12-2019 13:52
Tout à fait d'accord avec cette analyse philosophique , et qui peut généralisé à tout le Maghreb

observator
| 02-12-2019 09:06
Un seul exemple suffit.
Le slogan des années 60
"Assiduou fil Kaoul wel ikhlass fil Amal"
Traduction
"La vérité dans la parole et l'abnégation au travail "

Dans la réalité le pays est submergé par la propagande mensongère et le travail est de plus en plus mal fait ou bâclé et la corruption et la tricherie augmentaient.

C edt le régime Bouguiba qui en est à l'origine, Ben Ali n a fait que continuer l'?uvre de son prédécesseur.

DHEJ
| 01-12-2019 15:38
Mais c'est déjà du vécu...
Va falloir demander conseil à tes connaissances

Sinon c'est la R'?VOLUTION CONSTITUTIONNELLE qu'il nous faut !

J.trad
| 01-12-2019 15:08
Bref ,chaque mot du 9orâan , est Nour 3ala Nour , le mot cécité dit bien son sens lorsque ALLAH , l'emploie ,pour définir les kouffar .ALLAH va plus loin et emploie ,la cécité des Coeurs , malheur à ceux dont les c'?urs sont frappés de Cécité , heureusement pour eux que la porte de la résolution reste ouverte,jusqu'à quelques instants avant l'agonie .c'est la Clémence DIVINE ,bien heureux ceux qui en profitent .

Riri
| 01-12-2019 14:57
Vous avez mis des mots sur mes réflexions. Pour ça seulement merci.
Le dégrée de violence en Tunisie dans nos rapport quotidien est directement corrélée à notre impuissance et à notre fatalisme. En fait,
A Tunisie manque surtout de courage collectif. Et notre classe politique n a pas l envergure nécessaire à federer pour aller au combat! C est frustrant à en mourir. Et on en meurt.

Mouldi Zouaoui
| 01-12-2019 13:49
Je partage ce que vous dites. Mais comment s'y prendre pour faire retrouver le chemin de la vérité à un peuple que le religieux a convaincu de ce que l'ignorance est une forme de piété .

Maher Gassa
| 01-12-2019 13:46
Pendant des décennies nous avons souffert de renversement de valeurs. Notre crise profonde était toujours morale ; nous n'avons jamais pu établir une plateforme commune de valeurs respecté par tous ! Si Hédi a tout à fait raison de proposer une révolution culturelle dont le leader est l'éducation, mais cette dernière est depuis longtemps victime de "réformes politisées"successives et souvent contradictoires qui n'aboutissent jamais, souvent tributaires de crédits et subventions ou dons de l'extérieur ! '?'?'? '?'?'? '?' '?'?'