Par Mohamed Salah Ben Ammar
À la veille d’élections déterminantes, la Tunisie se trouve sur une pente glissante et beaucoup de patriotes sincères et engagés s’interrogent pacifiquement, qu’avons-nous fait de notre pays en 2011 ?
Une révolution est une rupture avec le passé, un mouvement brutal, profond et systématique visant à renverser un régime établi pour instaurer d'importants changements sociaux, politiques et économiques basés sur des valeurs dites révolutionnaires. Chaque révolution choisit les siennes.
La révolution tunisienne, avait pour particularités l'absence de planification, d'idéologie précise et de leaders charismatiques mais cela ne remet pas en question l’élan révolutionnaire de 2010-2011. Ce fut un saut dans l’inconnu en quelque sorte qui ne finit pas de bousculer nos certitudes.
Chaque époque, avec ses défis et aspirations propres, redéfinit les narrations historiques autour de la Révolution en les adaptant à ses besoins.
La Révolution tunisienne, bien que relativement récente, est un exemple probant de ce phénomène de récupération et de déformation, où des individus qui n'ont ni anticipé ni contribué à son succès se sont appropriés le récit. Le martyr Mohamed Bouazizi a longtemps occupé une place centrale dans cette réinterprétation des événements. À la fois héros et bouc émissaire, il incarne la révolte contre un régime en déclin, déconnecté des réalités des classes marginalisées. Son image a été exploitée pour dénoncer les dysfonctionnements d'un système incapable de répondre aux attentes des citoyens. Pour certains, Bouazizi est devenu le symbole des injustices d'un système oppressif, tandis que d'autres le décrivent comme un individu anodin, dont l'action désespérée n'aurait pas de sens. Cette dualité souligne comment la mémoire collective peut être manipulée pour servir des intérêts politiques divergents.
Un autre élément crucial de cette dynamique est la commémoration de la fuite de Ben Ali. Ce moment marquant de la Révolution tunisienne, célébré pendant des années le 14 janvier, a été révisé par l'actuel président, qui a décrété que le 17 décembre, jour de l'immolation de Bouazizi, serait désormais l'anniversaire officiel du début de la révolution. Imposer cette nouvelle date occulte les nuances et ignore le climat de colère populaire qui a précédé le moment charnière du 14 janvier.
Les soulèvements précédant la révolution, comme la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008, jettent une lumière sur le contexte qui a conduit à cette explosion finale de mécontentement. Les événements ultérieurs, tels que les sit-ins de la Coupole ou de la Kasbah 1 et 2, témoignent de la volonté du peuple de s'opposer à un gouvernement perçu comme mainteneur de l'ancien régime, mais aussi des profondes divergences qui existent dans les choix de société des citoyens. Les deux sont respectables et doivent être entendus. Nous en sommes loin actuellement.
En scrutant ces événements, il est évident que le pouvoir en place cherche à sélectionner les souvenirs qui lui profitent, tout en minimisant ou en effaçant ceux qui pourraient contredire son récit. Ce conflit d'interprétation révèle que la mémoire de la révolution constitue un véritable champ de bataille, où diverses visions du monde s'affrontent. Les dirigeants en place qualifient souvent de traîtres ceux qui ne partagent pas leur vision.
L'histoire nous enseigne que les révolutions peuvent se retourner contre leurs propres partisans. Les tensions internes, alimentées par des divergences idéologiques, des ambitions personnelles ou des luttes pour le pouvoir, peuvent mener à des purges violentes. "Les révolutions mangent leurs enfants" est une vérité qui résonne à travers les âges.
Alors que la Tunisie fait face à des inégalités croissantes, des échecs persistants et des crises environnementales, les récits révolutionnaires peinent à trouver un écho dans le débat public. Les idéaux de liberté, de dignité et de justice sociale, issus de ces luttes, continuent d'être convoqués, reflétant les aspirations et frustrations des citoyens, mais ils sonnent creux entre les mains du pouvoir actuel. La réinterprétation des récits révolutionnaires est intrinsèquement liée à ceux qui détiennent le pouvoir.
La mémoire collective est souvent exploitée pour des intérêts présents, étouffant ainsi toute dissidence. La peur et la répression actuelles portent en elles le risque de conflits sociaux dévastateurs. Les tensions actuelles, exacerbées par une gestion politique calamiteuse, rappellent que le mécontentement populaire peut se transformer en une nouvelle forme de révolte. Les mouvements sociaux, qui éclosent sporadiquement autour de revendications économiques ou sociales, témoignent d'une société civile toujours vivante, même si les voix critiques sont souvent muselées.
Le rôle des jeunes dans cette dynamique est également crucial. Éduqués dans un contexte de promesses non tenues et de frustrations accumulées, ils constituent un terreau fertile pour des idéologies alternatives. Les plateformes numériques leur offrent un espace d'expression et d'organisation, mais aussi un moyen de contester les narrations officielles. Les réseaux sociaux, en facilitant la diffusion d'informations et d'opinions, deviennent des outils puissants dans la lutte pour une mémoire authentique et pour un changement véritable. Cependant, cette jeunesse est confrontée à un dilemme : comment revendiquer un héritage révolutionnaire tout en naviguant dans un paysage politique où les idéaux de la Révolution semblent de plus en plus éloignés ?
Les espoirs de justice et de progrès s'affrontent à la réalité d'un quotidien marqué par la précarité et le chômage. Ce contraste peut alimenter un sentiment de désillusion, poussant une grande partie de la jeunesse à l'exil. En parallèle, le discours dominant autour de la Révolution, souvent tendancieux, creux et récupéré à des fins électorales, risque de créer une fracture entre les différentes générations. Les anciens, qui ont vécu les soulèvements, et les jeunes, qui aspirent à un changement tangible, doivent trouver un terrain d'entente pour bâtir un récit commun. Cela nécessite un processus de réconciliation avec le passé, une valorisation des luttes collectives et une reconnaissance des sacrifices consentis. Promouvoir une lecture de l’histoire pluraliste, qui intègre les voix de toutes les composantes de la société, est essentiel pour construire une mémoire collective inclusive. Cela permettrait non seulement de rendre hommage aux martyrs de la Révolution, mais aussi de reconnaître les luttes des citoyens qui continuent à se battre pour leurs droits.
La manière dont notre pays choisira de se souvenir de sa Révolution déterminera non seulement son avenir politique, mais aussi sa cohésion sociale. La mémoire collective doit être un outil de construction et non de division ou de dénigrement et de mépris pour l’autre. Les récits doivent être revus et réécrits, non pas pour servir des intérêts particuliers, mais pour éclairer les chemins vers une société plus juste, où les idéaux de la Révolution ne restent pas de simples mots, mais deviennent des réalités vécues par chaque citoyen.