Inkyfada dans la tourmente des Panama Papers
Le site Inkyfada voulait faire parler de lui en révélant le premier les noms des Tunisiens cités dans le scandale des Panama Papers. La première révélation fut un flop, suivie d’un démenti. La deuxième n’a pas connu un meilleur sort et a été démentie par le site qui a évoqué le piratage…
Associé à des journaux internationaux de renom dans l’affaire des révélations de Panama Papers, Inkyfada a promis moult révélations sur un nombre de Tunisiens impliqués dans cette affaire. Le teasing a bien marché tout au long de la journée du lundi et les internautes n’arrêtaient pas d’actualiser le site pour lire les noms qui y sont révélés et crier, naturellement, au scandale.
C’est très tard dans la soirée du lundi 4 avril 2016 que le premier article est enfin pondu et la déception des lecteurs avec. Ceux qui s’attendaient à une liste de noms devront attendre la suite du « feuilleton journalistique ». Et l’article en question ne révèle rien de compromettant et, pire, il ne donne aucune preuve sur l’implication de la personnalité politique épinglée, Mohsen Marzouk en l’occurrence.
L’ancien directeur de la campagne de Béji Caïd Essebsi aurait envoyé un mail à Mossack Fonseca pour tenter de constituer une société offshore pour “détenir des placements financiers et s’engager dans des affaires à l’international”. Le mail est-il authentique ? Appartient-il vraiment à Mohsen Marzouk, l’homme politique ? Quelles sont ses motivations au cas où c’est bien lui ? Sachant que la période d’envoi du mail correspond au pic de la campagne présidentielle, le doute sur l’authenticité de ce mail est bien permis.
Toujours est-il que le site qui s’est toujours targué d’être le spécialiste en investigation n’a rien investigué sur l’authentification et n’aurait même pas pris la peine de téléphoner à l’intéressé, ni à son équipe. Les journalistes ont simplement envoyé un mail (à la même adresse du mail non authentifié) sans recevoir de réponse.
Mardi en milieu de journée, l’intéressé réagit officiellement avec un démenti catégorique et une promesse de traduire Inkyfada en justice pour diffamation, ainsi que tous les médias qui ont repris, sans vérifier, l’information. Il enfonce le clou en indiquant avoir pris contact avec des journalistes étrangers faisant partie des journalistes d’investigation liés à l’affaire et ils lui auraient affirmé que le nom de « Mohsen Marzouk » n’existe même pas dans leurs fichiers !
Au cours de la matinée du mardi 5 avril 2016, le site publie un deuxième article, tout petit cette fois-ci, sur l’implication de l’ancien président Moncef Marzouki. A en croire le contenu, l’ancien président de la République aurait placé 36 millions de dollars dans un compte panaméen, capitaux qu’il aurait reçus depuis le Qatar.
L’information est impossible à croire vu que l’on peut accabler Moncef Marzouki de 1001 maux, mais pas d’une chose aussi grossière, surtout qu’il se sait épié dans ses moindres faits et gestes, aussi bien par ses compatriotes que par les étrangers. Contrairement à Mohsen Marzouk qui a laissé planer le doute pendant plusieurs heures, Moncef Marzouki a réagi au quart de tour pour démentir.
Rétropédalage d’Inkyfada qui évoque le piratage de son site et ce après près de quatre heures de temps et après que l’article ait été repris par un bon nombre de radios et journaux électroniques locaux ! Une excuse de piratage crue par beaucoup de lecteurs, mais tournée en dérision par beaucoup d’autres. Les experts en matière d’ingénierie informatique insistent cependant sur le fait que le site est sécurisé et n’est accessible qu’en mode https. On relève dans la foulée que le plagiat de la charte graphique, à lui seul, nécessite des heures de travail. Sans exclure que ce piratage soit possible, ils mettent en doute cette histoire.
Il reste quand même étrange qu’un site associé aux plus grands titres internationaux, qui prépare ses révélations depuis des semaines concomitamment avec ces journaux, n’ait pas pensé à sécuriser son site contre ce type d’intrusions tout à fait prévisibles et souvent fréquentes dans le cas de l’espèce.
Ces éléments ont fait réagir les internautes et le monde médiatique. Si certains comme l’animateur Elyes Gharbi ont évoqué l’inexpérience du site, d’autres y ont vu une tentative de chantage et de racket contre des hommes politiques et hommes d’affaires.
D’autres encore voient en Panama Papers une affaire politique dont les enjeux sont d’ordre géostratégique, alors que certains n’hésitent pas à accuser le site de fomenter tout cela dans l’objectif d’anéantir certains hommes politiques un peu trop gênants.
Les avis, tout au long de cette journée du mardi, étaient sérieusement partagés entre ceux qui défendent Inkyfada et le journalisme d’investigation naissant dans le pays et ceux qui attaquent le site, les journalistes et les médias tunisiens dans leur globalité.
Il faut dire que le pedigree du site et de certains de ses promoteurs autorise toutes les lectures. Inkyfada est en effet financé (exclusivement ou en bonne partie du moins) par des fonds étrangers provenant d’organismes dépendant de l’Etat français. Quels sont les desseins réels de ce financement étranger interdit par la loi ? Officiellement, promouvoir une presse de qualité.
Quant à son promoteur, c’est un habitué de la chose. Il était auparavant à la tête de Nawaat, un site financé par le lobbyiste et milliardaire américain George Soros.
De quoi jeter le doute sur toute révélation faite par Inkyfada, tant que les articles ne sont pas accompagnés par des preuves et que les personnes citées n’aient pas eu le droit de se défendre et de donner leur version de la chose. « Il s’agit là, tout simplement, du b.a.-ba de la profession journalistique », font observer plusieurs journalistes.
Zyed Dabbar, membre du Syndicat national des journalistes tunisiens, interrogé par Business News, a cependant une autre position, assez proche de M. Gharbi et de plusieurs défenseurs d’Inkyfada.
Tout en louant et en insistant sur le sérieux de la jeune équipe de journalistes d’Inkyfada, notre interlocuteur indique qu'il est nécessaire de l'encourager pour le travail accompli. Il attire l’attention que le sujet nécessite énormément de travail puisqu’il fallait trouver les informations relatives aux Tunisiens dans un flux de millions d’informations complexes. Quant à la question du piratage, il estime que le piratage d’un site n’est pas quelque chose de si difficile que cela et que les pirates avaient un objectif déterminé derrière leur intrusion.
M. Dabbar rappelle la position du SNJT à ce sujet : « saluer les efforts des collègues qui font un travail journalistique de qualité. Ils font partie d'ailleurs d'un consortium international des journalistes d'investigation. La dernière affaire de Panama Papers, révèle la qualité du travail fourni par les collègues d’Inkyfada. Par ailleurs, nous dénonçons le piratage du site Inkyfada et nous le considérons comme atteinte à la liberté de presse. »
Un autre membre du bureau du SNJT qui a préféré ne pas donner son nom afin de ne pas gêner ses collègues du bureau directeur, évoque cependant la question du manque de moyens du site pour qu’il puisse gérer ces millions de documents avec l’efficacité requise. « Ils auraient dû s’associer à d’autres médias pour partager le travail, au lieu de le faire tous seuls ».
Il admet donc que le traitement du dossier aurait pu être fait d’une autre manière, à l’instar des autres médias internationaux et ce en livrant aux lecteurs les documents sans prendre de position. En clair, fournir uniquement les éléments factuels et laisser ensuite se faire seul son idée.
Il s’élève également contre cette histoire de « feuilleton » en publiant les articles au compte-gouttes après avoir assuré le « teasing ». « Quand on a une révélation, on la donne en entier aux lecteurs et on n’en fait pas un feuilleton. Cela laisse entendre qu’on cherche à racketter les gens, même si je suis profondément convaincu que les journalistes de ce site ne sont pas du genre », conclut-il.
Une chose est sûre, c’est que le site a bien fait parler de lui, que ce soit en bien ou en mal, de quoi faire le bonheur de ses fondateurs et leurs promoteurs.
Mais dans tout ce tohubohu, rares sont ceux qui ont parlé des véritables évadés fiscaux et des montants détournés. C’est pourtant là l’objectif premier, tel qu’il est officiellement annoncé du moins, par les parties ayant révélé le scandale des Panama Papers.
Nizar Bahloul