Béji Caïd Essebsi, le maître du jeu
Qu’on l’aime ou pas, qu’on admire ou pas son parcours et sa résistance, que l’on soit parmi ses partisans ou ses opposants, il est indéniable que Béji Caïd Essebsi reste le maître du jeu politique en Tunisie. Il tient entre ses mains toutes les ficelles, en l’absence d’un adversaire digne de ce nom. Pourtant, à l’époque, Béji Caïd Essebsi ne s’est jamais distingué par un génie particulier et la proximité, voire le lien de maître à élève qu’il aurait eu avec Habib Bourguiba, tient plus de la mythologie que de la vérité historique.
Toutefois, cela ne lui enlève pas le mérite de parvenir à survoler la scène politique tunisienne et de manœuvrer à sa guise. Le discours qu’il a prononcé à l’occasion du 20 mars n’en est qu’une nouvelle illustration. Il parvient à conforter cette image de président au dessus de la mêlée, celui qui met à disposition l’arbre à palabres pour arbitrer les conflits et accueillir le dialogue. Un dialogue dont il aura auparavant fixé la portée, la teneur et les participants, mais un dialogue quand même…
C’est ce qui se passe actuellement à propos de l’accord de Carthage et donc à propos de l’avenir du gouvernement de Youssef Chahed. On s’est subitement rendu compte que le pays était en crise et qu’il fallait trouver des solutions et les signataires de l’accord ont été convoqués. C’est à partir de là que le marionnettiste a commencé à jouer. D’abord aucune contestation de l’accord en lui-même, mais il s’agit simplement de voir où en est le gouvernement dans son application. Entendez par là que la légitimité du président de la République, à l’origine de l’accord de Carthage – utilisé à la base pour virer Habib Essid- ne saurait être altérée par le rendement du gouvernement de Youssef Chahed. Cet accord vide qui ne contraint personne à quoi que ce soit continuera aussi de servir de base pour la nomination éventuelle d’un autre chef du gouvernement.
Mais attention, il ne faut pas arriver à ce scénario avant les élections municipales. La seule légitimité supérieure à celle du président de la République est celle des urnes. Il sera plus facile plus tard de virer Youssef Chahed en se targuant du changement de la carte politique et en conformité avec la volonté du peuple. Evidemment, on interprétera et on adaptera la volonté du peuple à la sauce du consensus mais l’objectif principal, celui d’évincer Youssef Chahed, de préférence avec moins de « bruit » que Habib Essid, sera atteint. Deux problèmes se posent devant ce plan : l’empressement de l’UGTT à faire virer le gouvernement et la position que peut prendre Ennahdha.
Pour l’UGTT, on a créé cette histoire de commission qui doit fixer les priorités de la période à venir. Désignation de représentants de chaque signataire, ensuite travaux, puis rapport, puis discussion du rapport. Il sera facile de tuer le mois et demi qui nous sépare des élections municipales.
Pour Ennahdha, l’équation posée par Béji Caïd Essebsi est difficile. Se mettre à dos l’UGTT, l’Utica, Nidaa et probablement BCE en maintenant un soutien inconditionnel au gouvernement Youssef Chahed, ou accepter le changement de gouvernement et voir sa représentation dans l’exécutif se réduire à peau de chagrin ? Rached Ghannouchi et ses troupes semblent avoir opté pour une certaine neutralité tout en espérant voir ce gouvernement tenir jusqu’aux élections municipales. Ils ont choisi de dire que le cheminement électoral pourrait être menacé par un changement de gouvernement et que, par conséquent, il est trop tôt. Donc, grosso modo, on veut que ce gouvernement reste jusqu’aux élections municipales parce qu’au vu des résultats de ces élections, on aura notre mot à dire.
Béji Caïd Essebsi est arrivé à neutraliser les deux poids lourds politiques qu’il avait lui-même convoqués à la table de Carthage. Il peut aujourd’hui décider à sa guise de la suite à donner, et c’est là où il est le maitre du jeu. Il y a de quoi comprendre la béate admiration que lui vouent ses conseillers et certains partisans du Nidaa Tounes qu’il a fondé.
Toutefois, Béji Caïd Essebsi est un excellent tacticien mais un très mauvais stratège. Comme il l’a dit dans son discours, il attend impatiemment que passent les 20 mois qui nous séparent des élections de 2019. A ce moment là, deux options se présentent. La première est celle du repos du guerrier qui jetterait l’éponge et passerait le flambeau. La deuxième est celle de l’animal politique qui se réveillera en période de campagne et qui s’épanouira dans les guerres intestines et dans la confrontation politique. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre des deux options, la Tunisie devra vivre au rythme des tribulations politiques avec tout ce que cela suppose comme conséquences sur une économie chancelante. C’est là où la stratégie est inexistante, il n’y a aucune vision du pays sur les dix ou quinze prochaines années. On continuera à s’amuser des manœuvres du président et des contre-manœuvres de ses opposants et des ses alliés, mais entre temps, la Tunisie n’avance pas et vit sur des réserves qui fondent comme neige au soleil.