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Audace et réalisme, fondements de la diplomatie que portera le futur président de la République
02/09/2019 | 18:08
20 min
Audace et réalisme, fondements de la diplomatie que portera le futur président de la République

 

Par Mehdi Taje*


Crise politique se conjuguant à une crise économique et sociale inédite dans l’histoire de la Tunisie, exacerbation des tensions sociales sur fond de baisse significative du pouvoir d’achat, montée en puissance de logiques tribales, claniques et locales marquant une distanciation de plus en plus prononcée entre le peuple profond et les élites induisant une rupture de confiance envers l’Etat et ses institutions, jeunesse désœuvrée en perte de repères sur fond de délitement du secteur éducatif, pressions accrues exercées par les bailleurs de fonds internationaux, manque de visibilité et de stabilité institutionnelle, émiettement et recomposition de la scène politique marquée par des luttes intestines avec focalisation sur les élections présidentielles et législatives au détriment de la sortie de crise du pays, absence d’une vision claire, globale, inclusive et en mesure de fédérer l’ensemble des forces vives du pays autour d’un avenir partagé, risque sécuritaire incarné notamment par le terrorisme et le crime organisé transnational, poids de l’économie informelle et évolution dans un voisinage stratégique tourmenté, voire hostile, constituent autant d’éléments d’incertitude et de volatilité devant interpeller les candidats à la magistrature suprême. Plus que jamais, stratégie, prospective, vision combinant les impératifs du court et du moyen terme doivent guider la gouvernance et les politiques publiques.


Un monde chaotique et sans boussole

Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une nouvelle fluidité bousculant l’ensemble des repères traditionnels. Loin de la fin de l’Histoire prônée par Fukuyama, nous assistons à une accélération de l’histoire bousculant l’ensemble des repères traditionnels. Emergence de pôles de puissance aspirant à relativiser l’empreinte géopolitique américaine, retour des logiques de puissance sur fond d’exacerbation des rivalités entre Etats, fragmentation et déclin de l’Occident, retour remarqué de la Russie au Moyen-Orient, en Méditerranée et en Afrique, affirmation de la puissance chinoise dans son voisinage et au-delà, notamment via le projet des routes de la Soie (Belt and Road Initiative) appelé à reconfigurer les équilibres géopolitiques et géoéconomiques, y compris dans notre région, menace terroriste et crime organisé transnational aboutissant à l’hybridation des menaces, retour en force de l’identitaire et du religieux, révolution numérique et digitale, surprises et ruptures stratégiques, cybermenace et cybercriminalité, chocs économiques et financiers, chocs migratoires, bouleversements climatiques, etc. constituent autant de facteurs marquant la fin d’un monde et l’accélération de l’histoire. Nous assistons à une véritable dérégulation stratégique du monde, d’un monde fragmenté, brisé, chaotique vecteur de tensions et de menaces accrues mais également d’opportunités qu’il convient d’être en mesure de saisir avant le concurrent. L’Agilité et l’intelligence des situations confèrent dès lors des avantages concurrentiels décisifs. Il convient de voir loin, large, avant l’autre afin de faire preuve d’agilité et de souplesse.

Le Brexit dont l’issue n’est pas encore clairement définie, la politique du tweet menée par le Président Donald Trump aux Etats-Unis et à l’échelle planétaire bouleversant les repères traditionnels et mettant à rude épreuve les amortisseurs de chocs, la montée des extrêmes droites, le retour en force des peuples profonds et de l’identitaire interpellant les systèmes profonds les gouvernant, etc. révèlent une nouvelle tectonique des plaques et une remise en cause du modèle dominant : la mondialisation. Le concept même de démocratie est bousculé et confronté à une crise de sens. L’individu, dilué et ayant perdu ses repères, aspire à retrouver les fondements de son identité : il interpelle ses dirigeants afin d’être entendu et de participer au processus décisionnel au risque de « renverser la table ». Le rejet de « l’Autre » n’est que la manifestation de la résurgence de cette quête. Certains analystes internationaux, à l’instar de Abdelmalek Alaoui, n’hésitent pas à mentionner le risque de « guerre civile mondiale » dopé par les nouvelles technologies de l’information[1]. Dans ce contexte, la globalisation, bousculée et remise en cause, se grippe, piétine. « La fin de l’histoire » fait place à un retour en force de l’histoire, de la géographie, de l’Homme, bref de la géopolitique.

 

Le futur Président de la République tunisienne ne pourra pas ignorer ces profonds bouleversements et chambardements redessinant les contours d’un monde fluide où la puissance et les rapports de force reprennent leurs droits. Face à ce brouillard et « maquis stratégique », il conviendra, tout en sauvegardant les spécificités ayant toujours fait la singularité de la diplomatie tunisienne, de faire preuve d’audace, de voir loin et large, de tirer le meilleur parti de cette temporalité inédite en mettant l’accent sur l’intelligence des situations et la souplesse combinée à l’agilité. Raisonner comme par le passé, avec une grille d’analyse ne prenant pas en compte l’ensemble de ces dynamiques et ruptures à l’œuvre, exposera la Tunisie à de graves dangers, notamment dans son voisinage.


A plus d'un titre, la géopolitique compte et comptera de plus en plus. Les conflits font naître ou disparaître des marchés de plus en plus conditionnés par l'évolution des rapports de force entre Etats ou tout autre acteur influent. Des ensembles régionaux se constituent ou se fragmentent, des acteurs disparaissent ou inversement émergent, constituant ainsi de puissantes dynamiques de restructuration des champs économiques. La guerre commerciale initiée par les Etats-Unis contre la Chine masque l’enjeu réel : la première place mondiale dans le domaine de l’innovation et de la recherche scientifique et technologique. Les attaques contre Huawei sur fond de contrôle de la 5G et donc de l’information et des flux de données en sont l’illustration. Il en est de même quant à l’intelligence artificielle. Le président Poutine soulignait déjà en septembre 2017 : « celui qui dominera l’intelligence artificielle dominera le monde ». La Chine s’en donne les moyens sereinement à l’horizon 2030 via la stratégie « made in China 2025 » visant à s’ériger en leader des 10 technologies de l’avenir qui façonneront durablement le paysage économique et industriel de demain. La carte ci-dessous des investissements consentis en constitue une illustration flagrante !

 

Le Figaro, 29 janvier 2019

 

A titre illustratif, demain, au Moyen-Orient, une nouvelle cartographie des relations et influences commerciales, et donc des parts de marché, se dessinera au regard des répercussions encore incertaines des révolutions arabes, de la future bataille pour la reconstruction de la Syrie et de la reconfiguration des rapports de force entre Iran, Russie, Chine et Turquie d’un côté et Etats-Unis, Israël, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, etc. Les alliances sont volatiles et mouvantes. Ce qui est valable aujourd’hui ne l’est plus forcément dans 24 ou 48 heures. Néanmoins, nous assistons à la renégociation d’un nouvel accord Sykes-Picot, d’un nouveau partage de zones d’influences garantissant l’accès aux ressources stratégiques, etc. Des logiques sont à l'œuvre et il convient d'en saisir toute la substance et la portée. Il en est de même quant à la question palestinienne chère au peuple tunisien. Celle-ci est sacrifiée au nom des logiques et ambitions de puissance. L’extraterritorialité du droit américain et les sanctions américaines ciblant l’Iran n’ont épargné personne, y compris les entreprises de pays alliés, à l’image de Total contrait de se désengager de l’exploitation des gisements gaziers au profit de la Chine. Les tensions accrues entre les Etats-Unis et l’Iran amplifient les risques d’une détonation risquant d’embraser l’ensemble du Moyen-Orient.

 

Un voisinage tourmenté et instable

Le bassin méditerranéen, espace de concentration de nos échanges économiques, est le reflet des bouleversements politiques et stratégiques caractéristiques de la nouvelle configuration des rapports de puissance mondiaux. L'UE, principal partenaire économique de la Tunisie, semble s'enfoncer un peu plus chaque jour dans la crise risquant à terme la marginalisation au rang de périphérie de continent eurasiatique. Quel sera l'avenir de la Tunisie si l'Europe devient une périphérie du monde ? Vers quelle Europe allons-nous : élargie ou contractée, à la carte, à géométrie variable ou fédérale ? Dynamique ou minée par les politiques d'austérité et les déficits criants ? Ouverte sur le monde ou forteresse assiégée ? Une Europe incarnant un pôle de puissance en retrouvant son autonomie stratégique, sa liberté de manœuvre et des capacités de défense crédibles, une Europe s’arrimant à la Russie et s’ouvrant sur le monde ou une Europe vassale des Etats-Unis ? La Tunisie devra se positionner à l’égard de cette Europe en gestation. A cette fin, il conviendra d’être en mesure d’anticiper les futures évolutions qui dessineront l’Europe de demain et de manœuvrer habilement afin de se positionner au mieux de nos intérêts stratégiques et d’en tirer le meilleur parti.

Le Grand Maghreb, travaillé par des forces centrifuges et fragilisé par les événements secouant le Sahel africain, peine à émerger et risque la dilution dans son essence géopolitique. En effet, les visions des pays maghrébins sont dispersées et marquées par des tensions intérieures, des problèmes de stabilité, de modernité et de voisinage : ils ne se perçoivent pas à travers un ensemble régional stabilisé et demeurent otages de rivalités et de conflits gelés, larvés ou potentiels non encore surmontés. Chaque pays, en fonction de ses intérêts stratégiques, joue son propre jeu : les trajectoires stratégiques ne se complètent pas, elles se croisent, voire se neutralisent suivant une trajectoire en silos.

L’enlisement du projet de Grand Maghreb, paralysé par des ambitions géopolitiques inconciliables et des conflits non surmontés, ouvre la voie à d’autres acteurs décidés à peser sur les équilibres stratégiques du théâtre maghrébin : forte présence des Etats-Unis avec des projets empiétant sur le champ d’influence traditionnel des pays européens de l’arc latin et aspiration à évincer les puissances rivales ; percée géopolitique de la Chine avec pour objectif de se positionner en acteur significatif en Méditerranée et en Afrique du Nord et retour en force de la Russie en Méditerranée, au Maghreb et en Afrique. Inde, pays européens en rivalités (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne, Espagne, etc.), Japon, Corée du Sud, Iran, Turquie et pays du Golfe (Arabie Saoudite, EAU, Qatar, etc.) déploient des stratégies de positionnement, d’influence et d’évincement de rivaux, ajoutant à la complexité et exacerbant les tensions et risques de crises ou conflits. A terme, une redéfinition de la carte des influences et des ambitions au Maghreb est à prévoir.

En effet, quel ordre maghrébin émergera ? Cette problématique commandera le présent et l'avenir de la stabilité et de la sécurité de la Tunisie. Quel avenir pour la Libye, voisinage immédiat de la Tunisie ? Quelles logiques géopolitiques commandent l’avenir de ce pays ? Quelles dynamiques entre local, régional et international ? Quel sera l’understanding entre grandes puissances et puissances régionales qui émergera quant à l’exploitation des ressources pétrolières et gazières du pays ? Cet understanding préservera-t-il l’intégrité territoriale de la Libye ou iront nous vers un émiettement du pays en féodalités territoriales sous contrôle d’acteurs étrangers exploitant les ressources ? Quel impact sur la Tunisie, sa stabilité et les entreprises tunisiennes implantées en Libye sans compter nos populations frontalières ? Comment se positionner afin de peser lors de la reconstruction du pays ? La Libye, second partenaire économique de la Tunisie après l’UE et la Tunisie ont une destinée commune.

Les événements en cours de radicalisation en Algérie, inédits du fait de leur ampleur, sont appelés à dessiner les contours de l’Algérie de demain et à reconfigurer les scènes maghrébine, méditerranéenne et sahélienne. Une fine compréhension des dynamiques à l’œuvre s’impose afin de ne pas se laisser abuser par l’intensité du flux d’informations et l’accélération continue des évènements révélant une véritable rupture dans le cours de l’histoire de l’Algérie et de la région. Les contours de cet après s’esquissent progressivement sous nos yeux avec leur part d’ombre et de lumière, de réalité et de manipulation, de jeu complexe des acteurs internes et externes, etc. La forte volatilité et l’incertitude croissante déroutent analystes et stratégistes, y compris les plus aguerris. Néanmoins, un regard géopolitique permettant de prendre de la hauteur et de remettre en perspective les événements et les enjeux s’impose plus que jamais. Partons d’un postulat : la stabilité de la Tunisie et la pérennité du processus démocratique tunisien sont étroitement corrélés à la stabilité de l’Algérie : « les événements en cours en Algérie représentent une question de vie ou de mort non pas simplement pour le peuple algérien frère et l’Algérie mais pour le peuple tunisien et la Tunisie plus globalement ».

La scène algérienne est caractérisée par une forte singularité relevant de la sociologie politique algérienne héritée de la guerre de libération nationale. Pour les autorités tunisiennes, une veille stratégique rigoureuse et quotidienne s’impose afin de plonger dans la complexité et l’opacité algériennes et anticiper les futures évolutions via la mise en place d’un tableau de bord de veille et d’anticipation de situations que nous pourrions qualifier de « seuil d’alerte sécuritaire » pour la Tunisie. Tunis doit se préparer à tous les scénarios afin de ne pas subir une éventuelle déstabilisation de l’Algérie qui placerait le pays, compte tenu de la situation en Libye, dans une situation à la libanaise hypothéquant la consolidation de son processus de transition démocratique. Des mesures de réassurance à l’égard des autorités algériennes participeraient à protéger la Tunisie de tout effet retord toujours possible.

 

Autant de plaques tectoniques entrant en frottement dans notre voisinage immédiat et impactant, par les secousses induites, notre sécurité nationale. Il conviendra pour le futur président de la République d’être en mesure de déchiffrer le jeu des acteurs régionaux et le jeu des puissances internationales déployant des dispositifs diplomatiques et militaires afin de peser sur la future carte maghrébine. Les événements en cours en Libye mais surtout en Algérie doivent interpeller : ils seront la priorité du futur chef de l’Etat. S’en tenir à un relatif attentisme et au concept de neutralité positive relève d’un autre temps. La jeune démocratie tunisienne évolue dans un environnement chargé de menaces et hostile. Il convient dès lors d’en saisir les ressorts profonds, de les anticiper et de se mouvoir au mieux de nos intérêts stratégiques.


Ces évolutions posent la problématique de la cohérence d’ensemble de notre posture stratégique et de l’adéquation des moyens. Avons-nous défini cette posture stratégique ou aspirons-nous, tel un bateau ivre, à errer au gré des vagues et de courants de plus en plus puissants ? Un diagnostic stratégique exhaustif isolerait ce qui est d’ordre structurel et ce qui est d’ordre conjoncturel ; ce qui relève des permanences et ce qui relève des mutations. Il proposerait une analyse prospective des transformations susceptibles d’affecter le contexte stratégique tunisien à court, à moyen et à long terme.

 

A ce stade, la géopolitique intérieure tunisienne est bouleversée, mouvante, turbulente et caractérisée par des lignes de failles et de vulnérabilité offrant des angles d’attaque à des acteurs malveillants locaux et extérieurs ne manquant pas de les instrumentaliser. Nous proposons en ce sens la constitution d’une équipe de travail en mesure d’élaborer dans les plus brefs délais un livre blanc ou une revue stratégique de la sécurité intérieure.


Durant les années soixante, Gaston Berger, l’un des fondateurs de la prospective française, soulignait : « plus une voiture roule vite, plus les phares doivent porter loin ». Avons-nous des phares ? Voulons-nous des phares ?


Les paradigmes d’une nouvelle diplomatie

Face à cette accélération de l’histoire et à la montée des incertitudes, la Tunisie doit développer une diplomatie audacieuse, proactive et offensive, notamment sur le plan économique, poursuivant trois objectifs prioritaires :

  • Assurer la sécurité nationale du pays ;
  • Soutenir le développement économique et social et permettre l’amorce de la sortie de crise ;
  • Contribuer, à moyen terme, à l’émergence de la Tunisie sur la scène internationale et lui conférer une capacité de résilience face aux chocs.

A cet effet, réalisme, audace et proactivité doivent guider la diplomatie tunisienne. La Tunisie doit réaffirmer les principes ayant fait la singularité de sa diplomatie : respect de la légalité internationale ; non-ingérence dans les affaires intérieures et respect de la souveraineté des autres Etats, etc. Ces principes constituent sa première ligne de défense, le droit international agissant à l’instar d’un égalisateur de puissance.

Par ailleurs, l’anticipation des évolutions de la scène régionale et internationale par la mise en place d’une structure de veille géopolitique s’érige en priorité et en condition sine qua none d’une diplomatie proactive. Cette diplomatie a pour vocation de ne plus subir les changements, les surprises et ruptures stratégiques et de s’affranchir des pesanteurs du présent et de la gestion dans l’urgence. Cette proactivité doit permettre la conceptualisation d’une diplomatie dite « de transformation » en mesure de provoquer les changements conformément aux intérêts stratégiques tunisiens. Sans le heurter, il s’agit de développer une capacité d’action sur l’environnement tunisien afin de le rendre plus réceptif aux priorités stratégiques de la Tunisie. Le volontarisme stratégique est au cœur de cette approche. La diplomatie tunisienne doit être axée sur l’anticipation des ruptures et permettre souplesse et agilité face à un contexte en évolution perpétuelle. Parallèlement, cette diplomatie d’anticipation doit être en mesure de mobiliser, dans des délais très courts, la solidarité régionale et internationale (notamment méditerranéenne) dans l’éventualité d’une catastrophe majeure, à l’image de : une catastrophe écologique maritime accidentelle ou criminelle menaçant les côtes tunisiennes ; un accident nucléaire dans le voisinage tunisien ; un tremblement de terre ou une éruption volcanique dans le canal de Sicile, une pandémie régionale ou mondiale, etc.

Par ailleurs, dans le contexte d’émergence d’un monde polycentrique, la Tunisie, tout en sauvegardant sa relation stratégique à l’Europe et aux Etats-Unis, doit se positionner au mieux au sein de cette nouvelle équation et grammaire géopolitique. Il s’agit, dans le cadre d’une stratégie progressive de diversification, de tirer avantage, sur les plans sécuritaire et économique, de cette nouvelle architecture des puissances en gestation. Ainsi, sans heurter la garantie de sécurité occidentale, il convient d’élargir le spectre de coopération de la Tunisie à l’échelle planétaire en privilégiant la défense de l’intérêt national.

La Tunisie devra également veiller à développer une diplomatie de « networking » ou diplomatie de réseau en mesure de fédérer et de capitaliser sur l’action conjuguée d’une multitude d’acteurs, transcendant ainsi la seule diplomatie d’Etat à Etat. A l’image d’une action militaire, il s’agit, en ayant défini l’objectif final recherché, de concentrer les forces de l’ensemble des acteurs sur l’objectif défini tout en économisant les moyens. Cette orientation permettra le passage d’une diplomatie de représentation vers une diplomatie de transformation et d’innovation. Le label et la marque Tunisie devront être portés et valorisés par cette diplomatie de réseau.

A cet effet, la Tunisie devra s’atteler à accorder la priorité et à développer la diplomatie et l’intelligence économiques. En effet, il est impératif de se doter de capacités d’intelligence et de renseignement économiques afin d’acquérir l’information stratégique permettant de pénétrer les sphères d’influence et les niches et secteurs porteurs. Cette capacité d’intelligence reposera sur la tryptique : savoir (veille et recueil de l’information stratégique, etc.), action (développement de moyens d’influence via le lobbying, la diplomatie d’entreprise, la diplomatie de réseau, etc.) et protection (aptitude à protéger ses entreprises de l’espionnage, surveillance de l’environnement, etc.). Afin d’optimiser sa diplomatie économique et d’élargir son cercle d’influence, la Tunisie devra mettre en place une structure dédiée en mesure de coordonner les actions de collecte, de traitement et de distribution de l’information utile en vue de son exploitation par les acteurs économiques.

Enfin, la Tunisie mettra en œuvre une diplomatie culturelle visant à promouvoir et à valoriser le patrimoine culturel et civilisationnel tunisien afin d’affirmer sa présence et son identité culturelle sur la scène internationale. Promouvoir sa culture à l’extérieur favoriserait une meilleure compréhension mutuelle et un partage d’intérêts communs garantissant une coopération pacifique et une certaine stabilité politique. Par ailleurs, cette diplomatie culturelle, en mettant l’accent sur les domaines scientifiques et technologiques, participera au rayonnement économique de la Tunisie. Par son pouvoir d’attraction et de séduction, elle dynamisera la compétitivité des entreprises tunisiennes tout en dopant l’activité touristique.

L’image de la Tunisie à l’extérieur, pays de tolérance religieuse et d’ouverture, sera ainsi valorisée et favorisera le dialogue des cultures tout en apaisant les tensions. Cette diplomatie culturelle, composante de la « marque Tunisie », s’appuiera sur nos représentations officielles à l’étranger qui devront établir de solides liens avec la société civile des pays où ils sont accrédités afin de développer et d’encourager les activités culturelles, telles que les manifestations culturelles, les programmes bilatéraux, les ouvrages traduits, etc. La Tunisie devra également promouvoir la richesse et le raffinement de sa gastronomie qui, en conciliant tradition et modernité, reflète la diversité du pays et son métissage historique.

 

S’ouvrir sur de nouveaux horizons

A titre illustratif, en valorisant notre position géographique, il s’agira de se positionner comme voie privilégiée de pénétration vers l’Afrique. La Tunisie devra en ce sens multiplier les relations triangulaires et de co-délocalisation la plaçant en Etat pivot entre l’Asie et l’Afrique. La Tunisie œuvrera à s’ériger en pivot financier et digital, tourné vers la Méditerranée et l’Afrique, captant les flux en provenance du Monde Arabe et de l’Asie. Tunis visera de manière prioritaire le marché africain des NTIC, de l’énergie renouvelable, de la lutte contre la désertification, de l’agroalimentaire, des infrastructures, des services, de la gestion des eaux usées, de la santé, de l’éducation, etc. Enfin, la Tunisie devra déployer une stratégie différenciée s’appuyant sur des Etats pivots : la Côte d’Ivoire et le Sénégal pour l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique du Sud pour l’Afrique Australe et le Rwanda, le Kenya et l’Ethiopie pour l’Afrique de l’Est.

Parallèlement, il conviendra d’initier un changement des mentalités : les atouts de la Tunisie et des opérateurs économiques sont nombreux : encore faut-il développer la diplomatie économique, l’intelligence économique et l’analyse géopolitique et prospective. Le cap doit être fixé et la vigie, c’est-à-dire la veille stratégique identifiant des niches porteuses, développée. Une véritable stratégie à l’égard du continent africain doit être conceptualisée et déclinée en plans d’actions. En appui, le réseau diplomatique devra être étoffé et les dessertes aériennes directes et maritimes vers les pays ciblés mises en place. Il importera également et surtout de développer et de cultiver une approche plus offensive et agressive en acceptant les prises de risque mesurées.

Sur le plan des relations, l’Afrique étant caractérisée par l’importance des relations personnelles, le futur chef de l’Etat devra porter une vision cohérente et globale, une vision offensive et multiplier les visites officielles en établissant de solides relations d’amitié et de confiance avec ses homologues africains. La visibilité de la Tunisie devra être cultivée. Il en est de même à l’égard de l’horizon asiatique, là où l’avenir du monde va se dessiner.

Avec le déplacement du centre de gravité des rapports de puissance vers l’Asie Pacifique, la Tunisie devra penser et conceptualiser une « grande stratégie » à l’égard de cette région, notamment à l’égard de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Corée du Sud et des pays de l’ASEAN. A cette fin, un Observatoire de l’Asie, impliquant secteur public, opérateurs privés et universitaires devra être institué avec un objectif prioritaire en termes stratégiques : comment se distinguer de nos concurrents et répondre aux intérêts majeurs de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud. Cet impératif passe par une étude et une connaissance fines de « cet autre » en s’affranchissant de notre grille de lecture traditionnelle. Tunis devra veiller à s’intégrer au mieux de ses intérêts au sein du projet chinois des nouvelles routes de la Soie (BRI) et à donner du contenu au MoU signé le 11 juillet 2018 en développant une vision articulant le court et le moyen terme.

 

Dans un monde chaotique et fragmenté caractérisé par l’émergence de pôles de puissances relativisant l’hégémonie occidentale, la Tunisie devra progressivement « apprendre » à cultiver la multipolarité en déployant une diplomatie réaliste mais audacieuse lui conférant la souplesse et l’agilité d’une goutte d’huile ou d’un félin en mesure de mettre en rivalités les uns et les autres afin de tirer le meilleur parti de cette nouvelle grammaire des relations internationales.



*Mehdi Taje, Géopoliticien et prospectiviste, Directeur de Global Prospect Intelligence[2



[1] « Vers une guerre civile mondiale ? », Abdelmalek Alaoui, La Tribune Afrique, 8 janvier 2019, consultable au lien suivant : https://afrique.latribune.fr/think-tank/editos/2019-01-08/vers-une-guerre-civile-mondiale-edito-802988.html

[2] Cet article reprend en l’actualisant les thèses développées dans l’étude menée au sein de l’ITES « La Tunisie en 2025 » dont l’auteur assurait le pilotage et la direction des études.

02/09/2019 | 18:08
20 min
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Commentaires (2)

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Tunisino
| 03-09-2019 15:21
Le francophonisme est faible, au lieu de Audace et Réalisme, quelque chose de mieux: Audace et Vision. Le troisième pillard est la Discipline. Ce sont les trois pillards de l'excellence anglophonique. Les réflexions stratégiques ne sont pas l'affaire des littéraires, mais des scientifiques, elles demandent beaucoup de calculs. Aucun espoir pour ce pays, tant que les littéraires se croient forts et se jettent dans tous les plats, même les plus chauds!

DHEJ
| 02-09-2019 20:20
F=1/2 Ro Cz V² S

A calculer si tu peux ?