Au royaume de Inchallah, l’approximatif est roi
Par Marouen Achouri
A la base, c’était une expression qui voulait dire que tout serait fait pour atteindre tel objectif ou pour tenir tel engagement. Au fil des décennies, en Tunisie, c’est devenu une expression qui veut dire l’inverse. Si quelqu’un vous dit « Inchallah » (si Dieu le veut), cela veut le plus souvent dire que tel objectif ne sera pas atteint, ou que tel engagement ne sera pas tenu. Il s’agit d’une pirouette linguistique pratique pour entretenir notre hypocrisie sociale puisqu’elle nous évite de dire « non je ne ferai pas telle chose, ou non je ne viendrai pas à tel rendez-vous ».
Toutefois, ce n’est qu’une infime partie. Le Inchallah permet de draper l’approximation, la nonchalance et la négligence d’un voile inattaquable de religiosité. Quand quelqu’un vous dit Inchallah, on peut s’amuser à répliquer que l’on souhaite une réponse plus ferme que cela, mais généralement cela provoque un regard suspicieux de la part de l’autre.
Plus encore, l’infiltration de cet état d’esprit dans l’ensemble de la société a fini par toucher les domaines les plus divers. Malheureusement, le chemin de Dieu est devenu pavé d’incompétence et d’ignorance. Il suffit de s’intéresser à deux exemples pour saisir cela. Le premier est celui de Abderrazek Rahal, ingénieur principal de l’Institut national de la météorologie. Sur Radio Med, l’ingénieur s’est permis de féliciter les familles des personnes mortes à Nabeul ce weekend. Pourquoi ? Parce que les morts seront des martyrs qui iront au paradis d’après l’interprétation que fait M. Rahal de la religion. On attendait donc une analyse météorologique scientifique de ce qui va se passer dans le ciel tunisien, on s’attendait à une remise en question du processus liant l’INM aux autorités pour éviter que la débâcle de Nabeul se reproduise, au lieu de cela on a eu droit à un prêche religieux de piètre qualité. Certains diront même qu’il s’agit de propos que pourrait tenir un membre de Daech.
Abderrazek Rahal peut avoir les convictions qu’il veut, même si l’on parle dans ce cas précis d’un fonctionnaire de l’Etat. Mais le problème c’est qu’avec cet état d’esprit, il est tout à fait possible de voir M. Rahal et ses compères, devant les failles révélées par la catastrophe de Nabeul, dire « Allah Ghaleb » (Dieu est tout puissant) et on fera mieux la prochaine fois Inchallah, avec le résultat qu’on connait déjà…
L’autre exemple vient des religieux amateurs, des sympathisants de Daech qui voient en ces intempéries une punition céleste à la Tunisie. Une punition que notre pays aurait mérité parce qu’il y a une organisation maléfique appelée Colibe (commission des libertés individuelles) dont le seul but est de combattre l’islam en Tunisie et de détourner les commandements de Dieu sur terre. Et évidemment, dans l’esprit obtus de ce type de personnes, Allah se venge sur nous en nous noyant sous le déluge. Il est clair que ce raisonnement se base sur un référentiel religieux faible composé de miracles, de légendes et d’histoires pour enfants. L’idée de la vengeance de Dieu sur sa création est répandue depuis la nuit des temps et est soutenue par un dogmatisme dur à bouger. Ces gens-là ne sont pas choquées par l’immoralité de se réjouir des catastrophes d’autres personnes. Par contre, elles sont convaincues d’être de bons musulmans qui s’érigent en défenseurs de la volonté divine et en interprètes de ses actions et de ses intentions. Une espèce de clergé dépravé qui se pose en censeur des peuples et en gardien du temple. Malheureusement pour nous ce temple contient tout ce que l’humanité a créé de pire en matière de préjugés et d’idées reçues. On y trouve évidemment l’extrémisme religieux mais également le régionalisme, le sexisme, le racisme et autres joyeusetés du genre.
Evoquer toutes ces questions conduit naturellement au débat sur la laïcité, sur l’influence de la religion sur la sphère publique et sur les comportements de chacun. Un débat que nous espérions voir s’ouvrir de fait après la révolution et la réflexion sur un cadre général de coexistence codifié par la constitution. Seulement, il n’en est rien, par lâcheté ou par compromission. Encore une fois, on improvise au lieu d’anticiper.