Youssef Poutine et Vladimir Laâdhari
Le week-end était laborieux du côté du parti vainqueur des législatives, Ennahdha, à l’occasion de la tenue de leur Majlis choura (sorte de conseil national). Question principale à l’ordre du jour, la présidence du gouvernement doit-elle échoir à un membre du parti ou à un externe ?
Officiellement, c’est le « majlis » qui va décider en fonction de critères essentiellement basés (dans l’ordre) sur la loyauté au parti et à l’idéologie islamiste, la proximité avec le Cheïkh et la compétence. Concrètement, le seul qui prend les décisions et les « impose » à tout le reste (d’une manière démocratique bien entendu) est le cheïkh Rached Ghannouchi. Ses critères à lui ne sont pas différents de ceux d’Ennahdha, il n’y a que l’ordre qui change : loyauté à Rached Ghannouchi et à l’esprit de clan, proximité avec Ennahdha et puis la compétence.
A partir de là, les débats sont allés dans tous les sens ce week-end. Y en a qui veulent changer l’ordre des priorités en privilégiant la compétence. Officiellement, ils sont mus d’un sens patriotique et cherchent à sauver le pays de sa crise économique aigüe. Concrètement, c’est juste du pragmatisme, il vaut mieux ramener un bon technocrate de l’extérieur qui se chargera du « sale boulot » et qu’on jettera ensuite comme un Kleenex. Le bouc émissaire idéal qui ménagera les figures islamistes d’une sanction en cas d’échec. Les candidats de ce groupe sont Khayam Turki, ancien numéro deux d’Ettakatol, sacrifié en 2011 suite à une véritable fausse affaire judiciaire montée de toutes pièces à l’époque. Il est le seul « technocrate » prêt à accepter un tel portefeuille. Les deux autres noms cités dans les coulisses politiques sont Fadhel Abdelkefi et Hakim Ben Hammouda, mais il est quasiment certain qu’ils ne vont pas accepter (en supposant déjà qu’ils aient été contactés), ces deux brillantes personnalités ont beaucoup mieux à faire que de jouer aux boucs émissaires de Montplaisir. Et, politiquement, ils sont bien trop intelligents pour accepter de tomber dans un tel traquenard.
La deuxième catégorie des membres du « Majlis choura » veut un islamiste nahdhaoui à la tête du gouvernement. Là, l’argument massue présenté est : « Nous avons gagné, nous n’avons pas à offrir à un étranger les fruits de notre victoire aux élections ». Même s’il peut paraitre étonnant que l’on considère un portefeuille ministériel comme étant un butin électoral, mais c’est comme cela que ça fonctionne en démocratie dans un pays méditerranéen. Là, les candidats qui « s’y voient déjà » sont nombreux. A leur tête, on trouve Abdellatif Mekki, mais aussi Samir Dilou, Mohamed Ben Salem et Zied Laâdhari. Il se trouve cependant que ce quatuor a un concurrent de taille pour le poste de la Kasbah et il s’appelle Rached Ghannouchi.
« On est certains qu’il ne va pas prendre le poste, qu’il n’en veut pas et qu’il ne fait que de la provoc’ », nous avoue un membre du Majlis Choura qui précise que le nom du chef du gouvernement est déjà fixé, mais il n’y a que Rached Ghannouchi qui le connait et il ne le dévoilera qu’à la dernière minute.
Autrement dit, la réunion des membres du « Majlis Choura » de ce week-end était juste pour amuser la galerie et donner l’impression qu’il y a une démocratie au sein du parti et qu’ils participent tous à la prise de décision. Le pire, c’est qu’ils y croient encore à commencer par le faucon Abdellatif Mekki qui n’a de grand que la taille et l’égo. Le bonhomme n’a même pas réussi à être élu et il se croit quand même ministrable !
On vient donc à la troisième catégorie de Nahdhaouis, celle à qui on ne la fait pas, celle qui sait que seul et uniquement Rached Ghannouchi décide et c’est lui qui va désigner le futur chef du gouvernement. Pour calmer les ardeurs et faire diversion, Abdelkarim Harouni a déclaré que c’est Rached Ghannouchi lui-même qui va prendre le poste de la Kasbah. Une proposition cohérente et logique quand on sait que dans la majorité des partis dans le monde, c’est toujours le numéro 1 qui prend un tel portefeuille. Sauf que Rached Ghannouchi obéit bien aux deux premiers critères de sélection, mais pas le troisième. Il est bel et bien « loyal » à lui-même, il est bien proche d’Ennahdha, mais il n’a pas la compétence requise. Contrairement à plusieurs hurluberlus qui l’entourent, Rached Ghannouchi ne se la joue pas et connait ses limites. De santé d’abord et la sienne est assez chancelante incompatible avec la Kasbah. Il sait aussi que son acceptation d’un tel poste va l’éloigner de la politique politicienne et de la gestion d’Ennahdha, ce qu’il n’acceptera jamais.
Il nommera donc quelqu’un d’autre qui devra obligatoirement lui être loyal d’abord, à Ennahdha ensuite et compétent enfin. Trois personnes, et uniquement trois, réunissent ces trois critères à savoir Zied Laâdhari, Samir Dilou et Houcine Jaziri. Rached Ghannouchi choisira parmi ces trois-là, vraisemblablement, quoique la vérité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain et il n’est pas encore exclu qu’il sorte un oiseau de son chapeau au dernier instant, y compris son propre nom.
Quoi qu’on dise de lui, Rached Ghannouchi est quelqu’un d’intelligent et pragmatique. Il sait d’où il vient, ce qu’il veut et où il va. Ce qu’il veut aujourd’hui, c’est imposer l’idée d’un parti islamiste civil, à l’image de la démocratie chrétienne en Europe, capable de respecter l’Etat-nation (antinomique au califat si cher à ses faucons) et d’assurer la continuité de l’Etat avec ses prédécesseurs. En d’autres termes, maintenir tel quel le système. Ce trio (Laâdhari, Dilou et Jaziri) sait ce qu’est l’Etat, le respecte et connait ses rouages. Zied Laâdhari bien plus que les autres.
Et ce n’est pas un hasard si ce quadragénaire sahélien a été « élu » en juillet 2016 secrétaire général d’Ennahdha. Rached Ghannouchi prépare la succession depuis trois ans et, on ne peut pas le nier, M. Laâdhari a été des plus disciplinés et des plus studieux. Il a occupé des portefeuilles-clés, depuis 2015, au sein des gouvernements Habib Essid et Youssef Chahed et il n’a pas vraiment démérité. Pour avoir été proche, voire très proche, de Youssef Chahed, il l’a accompagné dans la plupart de ses voyages officiels à caractère économique. Grâce à Youssef Chahed, toujours, Zied Laâdhari a pu rencontrer et s’approcher de plusieurs hauts responsables internationaux à qui il a donné d’excellentes impressions. Ses prestations n’ont peut-être pas été brillantes (CQFD), mais elles n’ont pas été médiocres non plus. Il fait partie des rares qui sont restés cinq ans d’affilée au gouvernement sans créer de problèmes. Surtout, il n’a pas été la source d’animosités nouvelles à l’encontre d’Ennahdha. Il fait partie aussi des rares qui ont réussi à se faire accepter par tout le monde et notamment par les adversaires idéologiques.
Grâce à tout cela, Zied Laâdhari est, aussi, parmi les rares à pouvoir composer rapidement un gouvernement consensuel qui soit acceptable par les nationaux et les internationaux, puis commencer à travailler normalement dans la parfaite continuité de l’Etat et du programme déjà entamé par son prédécesseur. C’est le meilleur signal qui soit pour les partenaires internationaux puisque ce scénario assure la stabilité.
En clair, Zied Laâdhari est celui qui peut poursuivre les accords conclus avec le FMI, l’UE et la Banque mondiale, rassurer les partenaires internationaux, assurer la continuité de l’Etat, sera celui qui ne poignardera pas dans le dos Rached Ghannouchi et Ennahdha et, enfin, réconfortera la jeunesse au vu de son âge.
Quel gouvernement composera-t-il ? Celui qu’il nous faut. Les critères de sélection de Laâdhari sont différents de ceux d’autres premiers ministres et il mettra, en priorité, la compétence. En second lieu, des ministres capables d’assurer cette continuité de l’Etat et soutenus par des blocs parlementaires. Et c’est pour cela qu’il aimerait avoir à ses côtés des ministres, parmi ses anciens collègues, appartenant à Tahya Tounes. Deux parmi eux ont déjà été approchés et tout indique qu’ils vont accepter, en dépit des dénégations répétées des pom-pom girls du parti de Youssef Chahed. Deux autres technocrates parmi ses actuels collègues vont être également reconduits dans le prochain gouvernement si jamais il est dirigé par Zied Laâdhari.
Ça ne le dérangerait pas non plus de proposer des postes stratégiques et, au moins, un ministère régalien à Attayar avec notamment le ministère de la Justice à Mohamed Abbou.
En brassant à droite et à gauche, chez les révolutionnaires, les progressistes et les laïcs, Zied Laâdhari cherchera à la fois, à satisfaire tout le monde, s’assurer le succès de sa mission et réduire la virulence des critiques des adversaires. La stratégie de Zied Laâdhari, qu’on vendra médiatiquement à volonté, sera « on met tous la main à la pâte pour sauver le pays ».
Elle se marie parfaitement à celle de Rached Ghannouchi, suivie depuis 2013 après l’accord de Paris avec Béji Caïd Essebsi et « dictée » par les partenaires internationaux, notamment américains : « gouvernez ensemble ! ». A quoi sert la démocratie ? A amuser la galerie.
Mais concrètement, ce sera une fois les progressistes à la tête du pouvoir et Ennahdha au gouvernement (2014-2019) et une fois Ennahdha au pouvoir et les progressistes au gouvernement (2019-2024). Le pouvoir ne doit pas sortir de chez nous et ne doit jamais échoir chez les « fous », qu’ils appartiennent au Front populaire, aux nationalistes arabes ou aux révolutionnaires.
C’est un peu la stratégie de Vladmir Poutine qui a tordu le système démocratique en sa faveur en faisant des alternances avec Dmitri Medvedev entre la présidence et la primature. Cette alternance sera observée dans l’avenir entre Youssef Chahed et Zied Laâdhari. Reste à savoir qui des deux est le plus « viril » pour jouer le rôle de Poutine.