Kaïs Saïed, ce monstre …
Après la claque, le séisme politique, la peur de l’inconnu, les lamentations, place à la raison pure.
Le candidat Kaïs Saïed est-il le monstre que voudrait dépeindre une classe politique déconfite, ou est-ce le miroir qui leur renvoie leur propre échec ? Kaïs Saïed est-il cet ennemi extrémiste-islamiste qu’on devrait combattre en invoquant le paradigme « famille moderniste-progressiste » contre « islamistes-ultraconservateurs » ou est-ce qu’on est face à une autre configuration, inédite ?
Le fait est là, il s’agit d’une claque. Une claque que les électeurs ont assénée à tout le système en place. Aux politiques de tous bords et leurs échecs cuisants, à ceux qui se sont complu dans leur tour d’ivoire en dédaignant de regarder en bas, à ceux qui ignorent les douleurs du peuple et les attentes d’une jeunesse très longtemps brimée. Il ne s’agit pas seulement d’un vote sanction, mais d’un vote revanchard et de conviction. Une conviction qu’avant ce n’était pas mieux, et qu’aujourd’hui ça empire. Une volonté de balayer le pourrissement de tout un système qui a atteint ses limites. Et nous voilà face à un choix atypique : un austère universitaire portant un projet antisystème et un flamboyant homme d’affaires qui fera, s’il passe, perdurer ce système, puisqu’il en est partie prenante.
Kaïs Saïed n’est ni islamiste, ni salafiste, ni gauchiste marxiste (etc.) dans le sens strictement idéologique. Rien de tout ça. Est-il conservateur ? Certes, comme une grande partie de Tunisiens somme toute. Kaïs Saïed est inclassable d’où l’incompréhension qui a auréolé son ascension. Les sondages le donnaient au deuxième tour mais tout le monde était dans le déni. Est-il énigmatique ? Certes, du fait qu’on n’arrive pas à cerner le personnage et ses intentions. L’énigme se dissipe peu à peu et avec se profile une nouvelle inquiétude. C’est que le candidat s’est donné pour objectif de pousser le mécanisme démocratique à son extrême, dans une sorte de vision-patchwork. Radicalement décentralisateur, il prône une réforme constitutionnelle qui chamboulera le régime avec un pouvoir qui émane du local, en passant par le régional et enfin vers le central. Une forme de démocratie participative/directe. Est-ce réalisable au moment où la Tunisie peine à se relever des crises successives ? Une rupture brutale est-elle vraiment la solution ? Permettez-moi d’en douter et de nommer les choses par leur nom : ce n’est autre, à ce stade, qu’une utopie irréalisable concrètement au vu de la réalité socio-politique en Tunisie.
La sempiternelle famille « moderniste-progressiste », qui n’a pas fini de pleurer cette victoire de Saïed, n’a pas trouvé mieux pour le combattre que de dénigrer ses électeurs, que de le dénigrer sur le plan personnel. Sa diction robotique, son emploi systématique d’un arabe châtié, son français maladroit, son visage inexpressif sont tournés en dérision à tout bout de champ. La famille tente d’entrainer le débat sur la question identitaire. Fausses approches qui s’avéreront stériles et ne feront que renforcer la position du candidat auprès d’un plus large électorat. La leçon du premier tour n’a vraisemblablement pas été saisie.
Oui, il y a matière à s’inquiéter face aux positions rétrogrades de Kaïs Saïed. Oui, il y a matière à s’inquiéter en constatant la hargne, la haine et l’intolérance de milliers de ses supporters qui se lâchent carrément sur les réseaux sociaux contre les détracteurs de leur candidat. Oui, le soutien affiché d’Ennahdha, de la coalition des ligues de protection de la révolution et autres ultraconservateurs et Cpristes est rebutant.
Sur ce dernier point, cette frange n’avait pas le choix. Pour Ennahdha par exemple, le candidat d’en face, Nabil Karoui, est « insoutenable » au risque de se mettre à dos son électorat. Est-ce qu’Ennahdha pense du bien de Kaïs Saïed? Au contraire, certaines de ses sorties avaient renfrogné le parti islamiste. D’ailleurs, plusieurs hauts cadres nahdhaouis le considèrent comme un laïc extrémiste de gauche, mais tant qu’ils y sont c’est un moindre mal. Peut-être qu’ils pensent pouvoir le « neutraliser »…
Tous, veulent surfer sur cette lame de fond qui l’a propulsé au deuxième tour et sur ses grandes chances de l’emporter, afin de brasser large pour les élections législatives. Et justement, en parlant de cette échéance qui approche à grands pas, tout se jouera à ce niveau. Un président de la République sans ceinture parlementaire a pratiquement les pieds et les poings liés. C’est de ce côté-là qu’il faudra viser. Bien viser, parce qu’une seconde claque par les urnes n’est pas à écarter.