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Quand rien ne va, c'est le secteur du bâtiment qui trinque
30/05/2014 | 1
min
Quand rien ne va, c'est le secteur du bâtiment qui trinque
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Par Ilyes Bellagha*

« Quand le bâtiment va, tout va. », une règle que l’on connait, mais dont beaucoup ignorent la profondeur. Il est donc important de présenter le poids économique de ce secteur. Des détails pourraient même échapper à certains architectes tunisiens qui en sont les maîtres d’œuvres.


Le secteur du Bâtiment et Travaux Publics (BTP), un rouage central de l’économie



Les activités économiques mises à part celles qui ne sont pas déclarées, sont classées en quatre grands répertoires, l’agriculture et la pêche, les industries manufacturières, les industries non manufacturières (où on classe la construction) et les services.
Chacun sait qu’en dehors de l’agriculture et la pêche, les autres grandes activités sont en étroite relation avec le bâtiment, c’est là où ils investissent le plus mais aussi c’est ce qui constitue la grande partie de leur patrimoine donc de leurs capitaux.

Nous saisissons ainsi tout le sens de « Quand le bâtiment va, tout va. ». « Quand le Bâtiment va… » signifie, d’une part, que ce secteur indique une période prospère où Monsieur-Tout-le-Monde, ses voisins et ses copains veulent et surtout peuvent se construire l’habitation de leurs rêves, que tout le monde ou presque a non seulement un emploi, mais une rente qui lui permet de constituer, par l’épargne, un fond suffisant ou arrive à avoir un salaire lui permettant d’être considéré comme solvable pour un prêt bancaire. D’autre part, « …, tout va » indique concrètement que les entreprises de tout genre, tournent bien et investissent dans des projets d’avenir.

Autre vérité incontournable, on ne bâtit pas dans l’air mais nécessairement sur un foncier. Elément qui ne fait que corser toute analyse déjà d’elle-même compliquée, puisque ce qu’un privé détient comme foncier, l’acteur public peut facilement intervenir sur sa valeur. En effet, le pouvoir public peut en théorie faire fluctuer la valeur du foncier selon la vocation et les réglementations qu’il instaure. Mais ceci n’est qu’en théorie car dans la pratique, les règles classiques de l’offre et de la demande prévalent sur toutes actions volontaristes de l’Etat. On revient tôt ou tard à ce que l’offre et la demande établissent la valeur et le prix sur le marché.

Pour les uns, en fonction de la valorisation des facteurs de production. Pour les autres, en fonction de la demande liée à un phénomène de rareté. Ainsi, le foncier est toujours contraint par la force de la loi et par la pression des marchés ; sa valeur est la résultante de cette éternelle confrontation de ce qui est « juste » pour l’Etat et ce qui est « bien » pour les individus ou les groupes d’individus.
Si le juste de l’Etat se prévale du bien, on est dans un marché sclérosé mais si c’est le bien des individus uniquement qui régit on se retrouve nécessairement face à un marché crapuleux.

On retrouve ainsi les bases de discussions fréquentes sur l’origine des augmentations du prix de l’immobilier. Certains l’attribuent essentiellement au foncier, qui devient alors un élément majeur du coût de la production immobilière et d’autres à la demande issue de la rareté d’une catégorie d’immeubles. Mais dans tout les cas et parce que le secteur du bâtiment est intimement dépendant de la fluctuation foncière, le bâtiment lui-même devient un secteur à fluctuation spéculative qui repose ainsi plus sur l’information que sur la quantité de travail incorporée dans la production d’un bien, et comme disait J. Treynor, rédacteur en chef du Financial Analyst Journal : « Si vous n’êtes pas assuré de devenir riche en utilisant toutes les informations disponibles, par contre, vous pouvez être certain que vous deviendrez pauvre si vous ne le faites pas».

Ceci dit, pour que « Quand le bâtiment va, tout va. » puisse être. Il nous faut déjà un vendeur qui a tendance à se baser sur des informations passées ou actuelles pour définir son prix et un acheteur qui doit nécessairement anticiper les conditions d’exploitation, le rendement locatif et le prix de revente du bien dans les années futures. Il y a donc deux approches assez différentes, l’approche «passée » et l’approche « future », qui transparaissent dans toute négociation immobilière.

Le secteur du bâtiment est donc un secteur économique particulièrement central, un pivot incontournable de l’économie en générale, mais contrairement aux autres secteurs, les entrepreneurs (au sens économique) ne subsistent que comme propriétaires fonciers, travailleurs ou capitalistes dans leurs propres entreprises ou dans d’autres. La répartition maître d’ouvrage, maître d’oeuvre et entrepreneur, n’est plus alors qu’une terminologie non efficiente qui ne sert qu’à décrire des faits mineurs tels que les contrats ou les règlements. La vraie synergie de ce secteur se nichera toujours dans une bulle « fantôme » dont on ne percevra que les faits ou les méfaits.

Une foi qu’on a saisi que le bâtiment comme secteur et l’Etat comme législateur sont deux actants qui s’interagissent en un éternel tourbillonnement sans que l’un n’arrive à contenir continuellement l’autre, on aura compris que l’intérêt général dont l’Etat est garant devient sous la tutelle de l’intérêt particulier de ce secteur dès que cet Etat est en période de faiblesse, que ce soit à cause d’une crise économique ou par incompétence de gouvernance ou les deux à la fois.

De ce fait, il n’y a réellement ni maître d’oeuvre comme concepteur ni même d’entreprise comme réalisateur qui compte, mais une sphère d’œuvres et de manœuvres, un marché où la morale n’a rien à faire, seuls l’intérêt général, l’intérêt commun et l’intérêt particulier se disputent tout le temps, se concertent souvent et finissent, parfois, par trouver des consensus.

Le Bâtiment est comme l’arbre planté sur un foncier



En Tunisie, nous avons en plus une culture autochtone par rapport au bâtiment, celle qui fait de ce secteur un marché refuge mais non nécessairement comme les placements refuges conventionnels des autres, chez nous ! Il obéit à la règle inébranlable héritée de nos grands parents commerçants ou agriculteurs celle du « on ne sait jamais ».

Le bâtiment dans l’esprit tunisien est essentiellement un toit qui protège… et sa valeur de la protection pour l’affect, n’a pas de prix.
Partagé entre le rationnel et le pressenti, le secteur du bâtiment dans notre contrée se trouve obéissant à deux mouvements contraires, celui du «Quand le bâtiment va, tout va. » et celui du « quand rien ne va, le bâtiment trinque ». L’hypothèse des anticipations rationnelles développées par le prix Nobel, Paul Samuelson (1970) où il a étudié comment le comportement humain détermine les anticipations et comment les anticipations déterminent les prix spéculatifs sur les marchés financiers, explique plus que jamais la réalité du secteur du bâtiment en Tunisie.

Il n’y a pas plus dangereux qu’un sage conseillé par des fous

Aujourd’hui, nous nous trouvons face à une situation où le « prix du marché », prix actuel auquel une marchandise se vend communément dépasse de loin le « prix naturel ». Une situation qui ne peut que nous rappeler les conditions qui nous ont directement conduits à la célèbre crise de Subprimes de 2008. Bien que les mécanismes soient différents, les répercussions resteront les mêmes.

Si le Subprime est un montage de produit financier peu scrupuleux, la situation du secteur tunisien est issue d’un processus spontané, une immaculée conception qui arrive même à tromper les bailleurs de fond classiques de l‘économie tunisienne.
Le secteur du BTP est bien sûr intimement lié à celui de la promotion immobilière qui elle est classée comme service. Aujourd’hui, avec les chiffres dont on dispose, on ne peut avancer si ces deux secteurs présentent des signes de bonne santé ou plutôt des symptômes d’une poussée fiévreuse qui devance la déflagration d’une bulle ; la raison est que ces deux secteurs peuvent servir aussi bien comme propulseurs de l’économie quand tout va pour le mieux que comme réservoir où se cachent les moyens quand tout va pour le pire. Les spécialistes du domaine sont comme les sismologues qui arrivent à savoir que les conditions d’un séisme sont réunies mais n’arrivent pas à déterminer la date où il va y avoir lieu.

Le BTP en proie aux gourous

Devant ce contexte, tous les gouvernements qui se sont succédé, depuis le 14 janvier 2011, et jusqu’à nos jours n‘arrivent à prendre la mesure des choses qu’une fois ils sont aux commandes. En effet, ils partagent tous, deux points communs, la naïveté avant d’accéder au pouvoir et l’hystérie une fois qu’ils y sont.
La première naïveté est due d’abord à la folie de leurs conseillers technocrates qui coachent leurs patrons avant de les lancer sur le ring, ils se mettent à croire dans des chiffres qu’ils ont eux-mêmes fricoter, comme des gourous qui se mettraient à croire dans leur propre divinité.

Ils ont fait démarrer tous les gouvernements sur le même constat qui est que la Tunisie passe par une situation cruciale qui frôle la catastrophe et que la seule solution est celle de trouver des bailleurs gageurs qui nous prêtent de l’argent.
D’où cette attitude de nos gouvernants qui, comme des aumôniers à la fin d’une messe, se mettent dès les premiers jours après leur intronisation à faire leur périple à la recherche des bailleurs généreux, sans même initier une quiconque restructuration et réforme qui pourraient rassurer nos créditeurs potentiels. Croyant que nous sommes tellement beaux qu’il suffit de demander pour avoir, et c’est la deuxième naïveté de nos gouvernements, comment peuvent-ils croire qu’ils peuvent rassurer tout en préservant le même système caractérisé par l’opacité, le clientélisme et la corruption de son administration, que dire quand, en plus, ces maux ne se manifestaient pas uniquement dans les faits mais étaient en plus institutionnalisés dans les textes dont effectivement ceux qui gèrent les Marchés Publics.

L’hystérie, elle vient dès que les gouvernements découvrent qu’ils ne peuvent plus avoir affaire aux modes des créditeurs institutionnalisés mais uniquement à celui des usuriers et des crapules, qui ne prêtent que contre un gage et comme tous les usuriers, ils n’acceptent pas n’importe quelle garantie. Seul le secteur du Bâtiment et Travaux Publics les intéressent et la condition est qu’ils en obtiennent toute la maîtrise. En termes clairs, ils ont besoin des textes qui éloignent ceux qui maîtrisent l’Œuvre, soit ceux qui maîtrisent la technicité et surtout ceux qui maîtrisent et tiennent un regard sur le vrai coût.
Chose qui vient de leur être concédée par Mehdi Jomaa avec le Décret n° 2014-1039 du 13 mars 2014, portant réglementation des marchés publics dans son Article 15, sous le titre de Marché « conception-réalisation » un acte qui limitera la concurrence pour les projets concernés et qui ne peuvent être que consistants, entre quelques consortiums appartenant à cette bulle « fantôme » tenue par quelques pays tiers dits amis qui peuvent ainsi ne donner d’une main que ce qu’ils peuvent reprendre doublement ou triplement de l’autre.

En bref, nos créditeurs prendront notre foncier en gage, presseront surement notre administration encore centrale à le valoriser par les outils de réglementation dont elle détient le monopole et se feront rembourser par des projets surestimés en amont et qui connaitront des larges dépassements en aval.
Tout ceci n’est pas de l’ordre de la politique-fiction mais un scénario fort possible grâce à ce décret et particulièrement son article 15.

*Ilyes Bellagha est architecte et ancien président de l'Ordre des Architectes


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