Ennahdha a fait beaucoup d'erreurs en 2011 et 2012. Des erreurs de gestion, de gouvernance, de communication. Mais surtout des erreurs politiques. Tout cela les a menés à l'assassinat de Chokri Belaid, à l'assassinat de Mohamed Brahmi, à l'attaque contre l'ambassade américaine, à la chevrotine à Siliana, à la Constitution du 1er juin, et au final au sit-in du Bardo.
Pour nous, le Bardo c'était la solidarité pour dénoncer la dérive des institutions de l'Etat.
Pour eux, le Bardo c'était leur pire cauchemar qui se réalisait: se retrouver à l'écart de la scène politique, isolés, décriés, rejetés.
Ennahdha a reçu en 2011 une license morale très claire des acteurs internationaux: s'intégrer au tissu politique en Tunisie, faire partie de l'échiquier tant qu'ils arrivaient à maintenir cette image de parti acceptable, sans déborder, sans "avaler" la scène. Ennahdha ne devait pas dépasser un certain cadre.
Mais quand on n'a pas l'habitude de la chose publique, des institutions, quand on a 20 ans de torture, d'oppression absolue derrière soi, quand on a des milliers de militants auxquels on a promis le pouvoir de Dieu sur terre pendant 2 générations, on a du mal à se contrôler.
Et Ennahdha a dérapé.
Le Bardo a été le blocus, la mise en quarantaine de Ennahdha.
Le travail qui a été fait en interne pour calmer, reprendre le contrôle, refréner les appétits, a été énorme.
La rencontre de Paris, les élections de 2014, la coalition au pouvoir en 2015 et en 2016, c'était Ennahdha qui a courbé l'échine et rongé son frein.
Entre temps, pour rester dans le cadre tracé pour lui, le mouvement islamiste a trouvé la parade: au lieu de prendre plus de "place", il s'est évertué à affaiblir méthodiquement les partis d'en face, un à un. On reviendra plus tard à un certain Cheval de Troie qui a fait un excellent travail pour eux.
Les municipales de 2018 ont été un coup de massue. Ennahdha perdait du terrain. Ennahdha se perdait.
2019 était l'année de la survie. Il ne s'agissait pas de gagner des élections. Il s'agissait de savoir si Ennahdha allait pouvoir survivre dans sa forme actuelle, garder sa place de parti incontournable.
Deux autres facteurs sont à prendre en considération.
Ennahdha est un parti de pouvoir, pas d'opposition. L'opposition n'intéresse personne parmi les nahdhaouis.
Et Ghannouchi est sur le départ. Ce qui se passe aujourd'hui, comment cela se passe, c'est ce qui restera de lui dans le parti, dans la mémoire collective. Ghannouchi ne veut pas que son souvenir soit celui de tant d'autres dirigeants islamistes dans le monde: échec, isolement, violence et dérapage.
Qui se tient entre Ennahdha, et accessoirement Ghannouchi, et cet objectif de pouvoir, d'héritage moral, d'ancrage politique durable? Un autre homme qui joue sa sortie aussi. On y reviendra.
Bref, Elyes Fakhfakh, un pion dans un jeu qui dépasse de loin toute justification qu'on pourrait trouver à sa nomination, joue aujourd'hui pour faire passer un gouvernement qui sera l'alibi d'un retour hypothétique de Ettakatol, de la confirmation imaginée d'un courant "révolutionnaire", de l'émergence supposée d'un "leadership" jeune.
On nous fait croire que ce gouvernement va asseoir un mouvement socio-démocrate avec un leadership jeune en Tunisie, que c'est un passage de flamme entre générations, que c'est la fin de l'hégémonie Ennahdha, que c'est enfin la méritocratie qui va triompher.
Elyes Fakhfakh, en dépit d'un manque d’enthousiasme avéré à son égard au départ, aurait pu sortir de cette affaire et jouer son va-tout pour imposer des personnes compétentes, capables d’œuvrer à la sortie de crise du pays et surtout à son développement de manière durable, juste et saine. Mais il a cru pouvoir profiter de la situation en imposant une vision peu ambitieuse, des manœuvres grossières, des amitiés personnelles, par des marchandages hasardeux. Il est tombé dans le piège qu'il s'est posé lui-même. Au final, il est la proie de pressions partisanes énormes, il est forcé de prendre en compte une répartition de quotas, et se retrouve avec un gouvernement zombie qui n'apportera rien de bon au pays.
Mais il pense tout de même que son gouvernement passera, parce que les élus voteront par défaut. Il pense, comme beaucoup de monde, que les élus actuels auront trop peur des élections anticipées.
Certes, beaucoup d'élus et de partis ont effectivement peur de ces élections anticipées. Mais pas tous.
Et surtout pas Ennahdha.
Prendre le risque de remettre leurs sièges en jeu? Prendre le risque d'avoir moins de sièges? Oui, 1000 fois oui.
L'alternative n'est pas acceptable pour Ennahdha.
L'alternative serait d'accepter qu'une personne nommée par un micmac hasardeux puisse imposer aux islamistes de céder leur pouvoir, puisse diluer encore leur présence, puisse les faire chanter et les obliger à admettre qu'ils ont peur.
L'alternative serait de dire à ses bases que tout leur travail pour redresser la barre et gagner les élections de 2019 n'a servi qu'à céder encore du terrain. Comment les mobiliser de nouveau pour d'autres élections? Impossible.
L'enjeu est là aujourd'hui pour Ghannouchi. Après la débâcle de Jomli, avec le spectacle quotidien de son échec à gérer l'Assemblée, après le départ des leaders historiques du mouvement, après que son protégé et supposé héritier ait jeté l'éponge, alors qu'il a brûlé tous les ponts en interne, il joue le tout pour le tout. Accepter l'humiliation que veut lui imposer Fakhfakh (ou plutôt Kais Saied) ou tabler sur l'esprit revanchard des bases islamistes et aller vers les élections anticipées?
La réponse pourrait sembler simple. Sauf que le choix de s'entêter et de mener le pays vers ces élections anticipées risquent de mettre tous les autres acteurs politiques contre Ennahdha, et les islamistes ne supporteront pas cet ostracisme de nouveau.
Et puis, les élections anticipées ne sont pas un scénario bienvenu en Tunisie pour les institutions internationales et quelques amis par delà les mers. Sauf que celui qui assumera réellement la responsabilité d'un tel choix, ça sera Kais Saied et non Rached Ghannouchi. Un Kais Saied bien mal en point actuellement, au plan national et international.
Au final, à quelle sauce serons-nous mangés, encore une fois?
Ceci dit je partage la fin de cette tribune.La Tunisie est dans le collimateur des institutions internationales pour son instabilité politique et sa mauvaise gestion. El le Président Kaïs Saïd n'a rien fait pour redorer son image.
" Tout cela les menés à l'assassinat de Belaid et Brahmi" j'ai peine à croire qu'un auteur qui se relit puisse maintenir une telle formulation.
En cas d'élections anticipées les islamistes auraient peur d'etre detesté par tous les autres partis ? Mais, Madame, c'était deja le cas, bien avant les élections de 2019 ! Et depuis des années. Il me semble que cela ne les dérange en rien.