Par Marouen Achouri

Trois ans de prison. Selon le tribunal militaire, c'est ce que valent les meurtres commis au cours de la Révolution par les forces de l'ordre. Plus encore, il ne faut pas s'indigner de ce jugement parce que les bienpensants tunisiens disent que le jugement d’un tribunal n’est pas critiquable. Si on persiste à le faire, on sera taxé de populisme. Sauf si les bienpensants pensaient si bien, on n'en serait pas là.

Il n'y a pas de martyrs de la Révolution, ce ne sont qu'une horde de voleurs qui veulent aujourd’hui profiter du système et des avantages proposés par l'Etat. C'est ce que l'on a entendu plusieurs fois en Tunisie. Le pays qui piétine ses martyrs. Avec le jugement qui vient d'être prononcé par la cour d'appel militaire, ceci vient d'être entériné, puisque leur mort ne vaut que 3 ans de prison. Inutile encore de contester car sinon on sera traité de "Révolutionnaire", mot devenu l'équivalent d'une insulte dans notre cher pays.

Le plus drôle est que ceux qui traitent les martyrs et les blessés de voleurs et qui refusent que l'Etat s'occupe d'eux ont en même temps accepté que l'ANC vote pour le fonds de la dignité par exemple. Ils ont également accepté que l'on tue, que l'on vole. Mais pour ce qui est des martyrs, c'est toute cette petite bourgeoisie hypocrite qui se lève d'un bond! Certains deviennent des experts en économie en disant que cela coutera trop cher, d'autres se muent en experts en droit et disent qu'il ne faut pas commenter ou réagir à une décision de justice.

C'est vrai que procurer des cartes de soins gratuits et permettre la gratuité du transport à quelques trois cent personnes est un avantage exorbitant! On ne va pas non plus se casser la tête à leur rendre justice. Quand les familles des martyrs et des blessés de la Révolution s'indignent et crient leur colère, on dit d'eux que ce sont des ignorants qui ne savent pas comment la justice fonctionne. Quand certaines personnes prennent leur défense et pointent l'injustice, on les taxe de populistes. On dit d'eux qu'ils surfent sur la tragédie des martyrs et de leurs familles.

Et les bienpensants ne profitent-ils pas de la souffrance et du sacrifice de certains jeunes? Ces personnes qui ont découvert une liberté nouvelle après avoir été planqués pendant des années ne tirent-elles pas profit de la mort de ces gens? Quand elles ouvrent leurs bouches aujourd'hui pour vomir leur science et leurs préjugés sans craindre d'être emprisonnés, n'est-ce pas grâce à ceux qui sont morts?

Le pire c'est que ce sont les mêmes qui reprennent les phrases pompeuses du genre "C'est notre grand peuple qui a fait cette Révolution pour arracher ses droits et faire tomber la dictature". Une phrase qui sonne bien dans les diners mondains. Mais quand on pense à la souffrance des familles, on ne peut qu'avoir honte. Entre, ce qu'ils appellent, populisme et l'ingratitude, le choix est clair. Ces familles n'ont eu que la naïveté de croire qu'elles pourraient obtenir justice pour leurs enfants morts. Dans d'autres pays, des monuments seraient érigés à la gloire des martyrs de la nation. En Tunisie, on n'est même pas capable d'en dresser la liste.

Trois ans de prison, c'est tout ce que vaut un meurtre en Tunisie. Il n'est pas question ici de porter préjudice à la primauté de la loi. C'est l'un des principes pour lesquels ces gens sont morts, justement. Mais il n'est pas interdit de s'interroger, de s'indigner et d'être en colère. Pourquoi trois ans de prison? Si ces gens sont réellement impliqués dans les meurtres perpétrés durant la Révolution, cette peine est ridicule. Si ces personnes ne sont pas impliquées, alors qu'on les remette en liberté avec les excuses de la justice pour leur emprisonnement abusif. Mais que l'on nous demande de faire des pirouettes intellectuelles et morales pour ingurgiter ce jugement sans broncher, cela est indécent.

Les familles des martyrs et des blessés de la Révolution auront été les premières à payer le lourd tribut du combat livré par leurs enfants. Elles continuent aujourd'hui à en payer le prix et maudissent cette même Révolution. La haine qu'elles portent à la Tunisie qui a piétiné leurs enfants et à la Révolution qui les leur a volés est fondée. Contrairement aux petites bourgeoises qui détestent la Révolution parce que les rues sont sales et parce que la liberté d'expression permet à leur jardinier, à leur femme de ménage et à leur petit personnel de parler.

Personne n'a été tué durant la Révolution car ceux qui sont morts ne sont pas de vraies personnes. Ce sont des fantômes, des esprits, de l'abstrait. On refuse de les regarder en face, de soutenir le regard de leurs mères, de leurs enfants, de leurs sœurs. Lâches que nous sommes, nous préférons nous murer dans nos préjugés, nous abriter derrière notre logique boiteuse. Une démocratie se construit avec du sang et du courage. Le sang est parti aux égouts et le courage est une denrée beaucoup trop rare.