Nos drames se multiplient et toujours pas un bon bouc émissaire
Douze nouveau-nés sont décédés, la mère de l’un d’eux les a rejoint, tout un pays en branle et il y a de quoi. Paix à leurs âmes.
A chaque nouveau drame qui survient dans le pays ces huit dernières années (et il y en a), on se précipite pour frapper un « coupable désigné » par la meute populaire ou, plutôt, les meutes populaires. Généralement, le « coupable désigné » est un adversaire politique. S’il s’agit d’un acte terroriste, les « modernistes » frappent les islamistes, les islamistes frappent les lobbys sionistes et mécréants, les « révolutionnistes » frappent Kamel Letaïef (il est coupable de tout celui-là, même des fortes intempéries), l’Etat profond et les Emiratis… Si c’est un accident de train, c’est l’ancien régime qui en reçoit plein la gueule de la part des islamisto-révolutionnaires et la troïka, responsable de la déliquescence de l’Etat qui en prend pour son grade de la part des modernistes.
Généralement, on assaisonne toutes ces accusations par quelques épices de corruption, de népotisme, de recrutements troïkistes et islamistes hasardeux…
Avant la révolution, c’était facile. La meute populaire (il n’y en avait qu’une avant) accusait en silence le régime de Ben Ali et le régime Ben Ali désignait un bouc émissaire dans l’administration pour clore l’affaire. Après la révolution, tout est prétexte pour faire du bruit et frapper ses adversaires politiques qu’on rend coupables de tout et de rien.
Aussi fallacieuses et infondées soient les accusations, il est quand même ahurissant de constater que cela marche. Accusez la troïka de n’importe quoi et vous allez voir la réaction unanime des modernistes. Accusez l’ancien régime de n’importe quoi et vous allez voir l’unité des « révolutionnistes ». Accusez les islamistes de n’importe quoi et vous allez avoir le soutien des laïcs de tous bords.
Le dernier drame survenu n’échappe pas à la règle. Onze bébés morts (avant que le bilan ne s’alourdisse à douze ensuite) cela ne peut pas se passer sans bouc émissaire et les premiers à recevoir les coups (et ils sont payés pour cela) sont inévitablement le chef du gouvernement et le ministre de la Santé. Il est vrai que ces deux là ont bien offert à leurs adversaires le bâton pour se faire battre.
Dans un gouvernement normalement constitué et qui se respecte, le ministre aurait dû être là sur terrain près des parents. Indéniablement, la responsabilité de l’Etat est engagée et il ne saurait y avoir un autre représentant de l’Etat que le ministre. Sauf que voilà, le ministre était à son bureau le premier jour. On ne saurait mettre sa bonne foi en doute, ni douter de son côté humaniste et responsable. Il avait certainement mieux à faire que de s’occuper des parents et il était occupé à parer au plus urgent. N’empêche, politiquement parlant, il n’y avait pas mieux à faire que d’être aux côtés des parents. Revers de la médaille, ces parents étaient livrés à eux-mêmes et devaient subir la plus douloureuse des peines, le décès d’un enfant. Et comme cela ne suffisait pas, ils devaient faire face à la froideur de la bureaucratie avec une direction d’hôpital qui exigeait le paiement de factures avant d’être autorisés à lever le corps ! Voilà ce que ça donne que d’avoir des ministres technocrates. Aussi compétents soient-ils dans leur domaine, ils ne sont pas formés pour faire face à ce genre de drame, il faut être un politique pour cela.
L’autre bouc émissaire désigné s’appelle Youssef Chahed et, lui aussi, a offert le bâton pour se faire battre. On ne saurait mettre, non plus, sa bonne foi en doute, ni douter de son côté humaniste et responsable, mais il aurait dû faire un saut à l’hôpital pour calmer les gens. On aurait même souhaité qu’il déclare une journée de deuil national, pour marquer les esprits et dire aux Tunisiens : l’Etat est là, l’Etat est conscient du drame et il va tout faire pour que cela ne se répète plus. Youssef Chahed n’a rien fait de tout cela et c’est à inscrire à son passif.
Les autres boucs émissaires sont classiques. On a bien sûr les incontournables islamistes comme Abdellatif Mekki et Imed Hammami dont le passage à la tête de la Santé a été bien négatif. Ils ont certainement quelques responsabilités à cause de certains de leurs choix malheureux ou de leurs recrutements partisans approximatifs, mais ils ne peuvent pas être désignés comme uniques coupables. L’autre bouc émissaire incontournable est l’UGTT qui, ne l’oublions pas, a causé des drames dans plusieurs institutions publiques. On se rappelle encore du bras de fer entre la centrale syndicale et Saïd Aïdi, qui s’est achevé avec le regrettable limogeage humiliant, ingrat et honteux d’un ministre qui a beaucoup donné à la Santé et qui pouvait donner encore beaucoup plus.
De Youssef Chahed à l’UGTT en passant par les ministres islamistes, on peut parler jusqu’à demain de leur responsabilité dans ce drame des nouveau-nés, mais ce n’est pas cela qui va résoudre un grave problème dont l’origine réside ailleurs.
Regardons les choses en face. Vous ne trouverez aucun ministre, ni aucun haut cadre de l’administration (ou du pays) qui emmènerait son épouse accoucher dans un hôpital public. Ce simple constat est un problème en soi. Vous ne trouverez aucun ministre, ni aucun haut cadre de l’administration prêt à prendre un transport public terrestre et ceci est également un problème en soi. Vous ne trouverez aucun ministre qui inscrirait son enfant dans une école publique primaire. Bientôt, avec tout ce que fait l’UGTT, même les hauts cadres de l’administration n’inscriront plus leurs enfants dans l’école publique, tandis que les ministres n’inscriront les leurs que dans les institutions supérieures privées.
La vérité est là et bien là, c’est tout le secteur public qui souffre, c’est tout le secteur public qui pâtit et ce depuis des décennies. Depuis huit ans, c’est l’Etat même qui souffre et non plus son administration seulement.
C’est à ce moment là que les lecteurs vont sortir leurs armes pour tirer sur l’ancien régime, puis la troïka, puis Béji Caïd Essebsi, puis Habib Essid, puis Youssef Chahed.
Le mal est pourtant ailleurs que dans ces boucs émissaires tout trouvés. Le départ de Ben Ali n’a pas résolu le problème, c’est même le contraire qui est arrivé, les choses ont empiré.
Le problème des différents gouvernants post-indépendance et même pré-indépendance, n’est pas dans les mauvais choix qu’ils ont fait, mais dans les arbitrages.
Face à un pays qui manque de ressources naturelles et une population analphabète et inculte, Bourguiba, Ben Ali et leurs successeurs avaient à classer des priorités. Ils avaient le choix entre le pire et le moins pire, la peste et le choléra. Faut-il allouer des fonds pour construire une autoroute vers Gafsa, un hôpital à Kasserine ou une école dans un village perdu ? Faut-il consacrer un ou deux milliards pour la compensation de la baguette et de farine pour éviter le scénario de 1984 ou bien offrir quelques milliers d’emplois à des paresseux islamistes et révolutionnistes du bassin minier, de Kerkennah ou du Kamour ? Faut-il recruter d’anciens présumés terroristes dans l’administration sous prétexte d’indemnisation des violences de l’ancien régime ou allouer des moyens supplémentaires au ministère de la Justice pour garantir l’indépendance et l’intégrité des magistrats ?
Quel arbitrage serein peut faire un gouvernant quand il est sous la pression des médias, des grèves, des sit-in, des partenaires étrangers, du FMI, etc ?
Comment répondre à des grévistes qui prennent en otage vos enfants et vos ressources naturelles et bloquent la machine de production en sachant que si vous accédez à leurs demandes démesurées, vous ne ferez qu’enfoncer encore davantage le pays ?
En 2011, on nous a dit que le vrai problème du pays est qu’il n’a pas de bonne constitution. La constitution a été changée, son coût a été astronomique, mais les choses ne se sont pas améliorées pour autant.
La solution ? C’est fixer un plan de développement clair pour tout le monde (comme les plans quinquennaux sous Bourguiba) et l’imposer sur toute la population par la force de l’Etat. Une fois ce plan établi, il doit être mis en œuvre avec un calendrier clair et doit être respecté, au nom de la continuité de l’Etat, par tous les élus quelle que soit leur couleur politique. Le plan en question doit tout englober : religion, école, justice, culture, santé, environnement, recherche, politique étrangère, tout ! Il doit surtout prendre en considération les contraintes financières et sociétales du pays, ainsi que les contraintes des partenaires étrangers. Ceci n’a pas été fait et ne sera pas fait de sitôt. A sept mois des élections, aucun parti n’a établi ce plan et aucun ne pourra l’établir d’ici là. Au mieux, on pourra lire quelques programmes plus ou moins sérieux, voire fantaisistes, mais pas un véritable plan. La raison ? Aucun homme politique n’est capable de dire aux Tunisiens la vérité en face : si vous voulez être sauvés, il faut en finir avec le farniente, il faut en finir avec la paresse, il faut produire et il faut de l’austérité pour une bonne dizaine d’années ! En période électorale, un homme politique capable de dire cela n’existe pas en Tunisie, ni ailleurs, car on ne pourra jamais être élu en disant cela. Une fois élu, si on entame le début du commencement du dixième d’un tel plan, vous allez immédiatement avoir des manifestants à n’en plus finir dans les rues. Ils s’appelleront gilets jaunes ou révolutionnaires, ils sont tous les mêmes, ils empêcheront tout politique de prendre les décisions douloureuses et salvatrices nécessaires.
Paix aux âmes des onze nouveau-nés, vous ne serez pas hélas les derniers !