Lettre ouverte au ministre de l’Enseignement supérieur
Par Belhassen Dehman*
Monsieur Le Ministre,
Vous venez de signer avec l’Ugtt un accord selon lequel les publications scientifiques des enseignants chercheurs seront dorénavant rémunérées. Le texte présente cette mesure comme un encouragement à la recherche et un soutien aux chercheurs méritants. Et naturellement, il présente une grille d’évaluation/rémunération qui prend en compte la renommée et l’impact des journaux spécialisés dans lesquels les articles sont publiés.
A première vue, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est un accord gagnant-gagnant qui augmente les revenus des enseignants chercheurs et devrait permettre (au conditionnel) d’améliorer le classement de l’université tunisienne dans les divers rankings. De plus, cerise sur le gâteau, cet accord est financièrement avantageux dans la mesure où il ne saigne pas trop les finances du MES et ne touche pas à la sacro-sainte masse salariale. Cela risquerait, en effet, d’irriter nos amis de la Kasbah et du FMI.
Cependant, à y voir de plus près, force est de constater que cet accord constitue l’une des plus graves décisions qu’a connues l’université tunisienne depuis sa création. Une décision dramatique qui risque bien de signer son arrêt de mort. Mais pas de panique M. Le Ministre, ses effets désastreux ne se verront pas tout de suite. Ce sera dans dix à quinze ans. Sauf qu’à l’échelle de l’Université, le danger est imminent; dix ou quinze ans c’est déjà demain….
Après trente-cinq ans de carrière et une expérience somme toute modeste, j’ai eu l’occasion de faire connaissance avec le monde de la recherche et de vivre de près la genèse (j’allais dire l’industrie) de « la publication scientifique » en Tunisie. Il y a beaucoup de qualité, certes de manière inégale selon les disciplines (qui se reconnaitront). Il y a de nombreux talents, il y a surtout des hommes et des femmes passionnés ! Mais il y a aussi, hélas, comme dans beaucoup d’autres pays, un nombre impressionnant d’ « enseignants chercheurs » par défaut. A l’affut, prêts à tout pour profiter du système. M. Le Ministre, cher collègue, avez-vous pensé au modèle de fonctionnement que va générer la prime de publication ? On court le risque de voir des collègues publier à tour de bras une recherche de bas niveau, co-signer et faire co-signer des articles sans valeur, rien que pour avoir la prime. Ne nous méprenons pas, les indicateurs des divers journaux ne constituent pas une garantie certaine de qualité. Cette prime va transformer la recherche scientifique en business.
Hélas, dans certaines institutions, aujourd’hui encore minoritaires, c’est déjà le cas pour les mémoires de PFE et de masters, pour les thèses de doctorat….qui sont « payants ». Vous voyez un peu le danger ? En France et dans la plupart des pays européens, les publications ne sont pas rémunérées, aux USA, c’est un autre mode de fonctionnement car les bonnes universités sont privées. Elles retiennent les grands noms de leur staff comme elles peuvent. D’autre part, j’ai du mal à comprendre qu’au moment même où les laboratoires de recherche ont vu leurs budgets diminuer de moitié, on trouve de l’argent pour rémunérer les publications.
Dernier point : Le MES a présenté une réforme profonde du statut d’enseignant-chercheur. L’idée essentielle est de rajouter aux classes traditionnelles du corps enseignant des sous-classes qui seront gravies au mérite scientifique et pédagogique, par le biais de concours de promotion. Le concept général est prometteur sauf que le projet de réforme n’est pas chiffré. Aucun impact financier ne l’accompagne. C’est tout de même surprenant….Le MES vient de rater là une occasion en or pour tout remettre à plat et regagner la confiance des universitaires.
M. Le Ministre, à mon humble avis, nous devons arrêter avec les demi-solutions et les mesures de colmatage. Le problème est trop complexe pour être réduit à une simple arithmétique financière. Se suffire de solutions qui ciblent les acteurs de la recherche et non le système de recherche (statuts, structures, thématiques…) peut se révéler au mieux insuffisant, au pire contre-productif et dangereux. Payez mieux les universitaires, augmentez sensiblement leurs salaires afin de rendre la carrière attrayante, d’en faire une vraie voie d’excellence. Remplacez ces publications rémunérées par d’autres avantages tels que les budgets de recherche spécifiques, les décharges de services…Les résultats suivront d’eux- mêmes à tous les niveaux. L’investissement dans l’Université se fait à perte mais n’est jamais perdu. C’est un investissement pour l’avenir de tout le pays. La recherche scientifique est l’une des activités les plus nobles de l’homme. On ne peut pas la gérer comme on gère une PME.
Enfin, à mes amis syndicalistes: on vous doit tant de choses…Vous avez toujours constitué notre dernier rempart contre toutes sortes d’attaques. Ceci risque d’être notre ultime bataille. Ensemble, luttons contre le clivage par le bas.
Je conclus par cette pensée de F. Nietzsche : « Quiconque a sondé le fond des choses devine sans peine quelle sagesse il y a à rester superficiel. C’est l’instinct de conservation qui apprend à être hâtif, léger et faux ».
Avec tous mes respects,
*Belhassen Dehman est professeur à l’université de Tunis El Manar