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Les nouvelles routes de la Soie chinoises : Orientations stratégiques entre audace et réalisme
18/10/2018 | 14:55
12 min
Les nouvelles routes de la Soie chinoises : Orientations stratégiques entre audace et réalisme

Par Mehdi Taje *

 

Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une nouvelle fluidité bousculant l’ensemble des repères traditionnels. Loin de la fin de l’Histoire prônée par Fukuyama, nous assistons à une accélération de l’histoire. Ce monde en transition est marqué par une instabilité et une imprévisibilité accrues générant des risques de conflits et d’escalade élevés[1]. La mondialisation, de plus en plus contestée, a fait voler en éclat les « amortisseurs de chocs » qui permettaient une certaine régulation du monde. Nous subissons de plein fouet une évolution stratégique majeure : le dérèglement du système international avec l’apparition d’ordres ou de désordres alternatifs. Cette nouvelle réalité d’un monde en transition, d’un monde bousculé, brisé, fragmenté, voire semi-chaotique, remet en cause nos grilles d’analyse traditionnelles et génère plus d’incertitude et une multiplication-diversification des menaces, des risques mais également des opportunités. Encore faut-il être en mesure d’en saisir les ressorts profonds afin de se positionner au mieux de ses intérêts stratégiques dans le cadre d’une concurrence, voire guerre commerciale, exacerbée. Il convient de voir loin, large, avant l’autre afin de faire preuve d’agilité et de souplesse.

La Chine au cœur du monde

Lors du XIXème congrès du PCC, Xi Jinping rompt avec la prudence coutumière chinoise, trace des lignes rouges et fixe une orientation : la Chine doit se hisser au premier rang mondial à l’horizon 2049, année du centenaire de la RPC. Déjà, en 2010, le colonel Liu Mingfu publiait « Le rêve chinois » et révélait les dessous de la stratégie intitulée « le marathon de cent ans ». La Chine, empire du milieu, aspire à renouer avec sa centralité géopolitique. Elle s’en donne les moyens sereinement. C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer le projet des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) appelé à reconfigurer les équilibres géopolitiques et géoéconomiques à l’échelle planétaire. A l’automne 2013, depuis Astana, le président Xi Jinping lance le projet, ressuscitant les anciennes routes de la soie reliant l’Asie à l’Europe en passant par l’Asie Centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée. C’est le retour de l’Eurasie, des puissances continentales face aux puissances maritimes.

Plus globalement, le projet BRI se décline de la manière suivante[2] :

 

  • Un volet terrestre matérialisé par des infrastructures routières, ferroviaires, etc.
  • Une composante maritime jalonnée de ports constituant autant de relais dont il convient de s’assurer le contrôle ;
  • Une coopération économique renforcée dictant une coordination accrue et une intégration plus poussée sur les plans économiques, financiers et douaniers ;
  • Le lancement d’un nouveau modèle de développement : dans le cadre de son discours lors du premier sommet consacré à l’initiative, le président chinois Xi Jinping a mis l’accent sur la valorisation d’apprentissages mutuels : « l’initiative n’a pas pour objectif de réinventer la roue mais doit toutefois présenter les opportunités d’une nouvelle révolution industrielle et porter une vision innovante, coordonnée, verte, ouverte et inclusive du développement »[3] ;
  • Une coopération énergétique visant à assurer la sécurité et la diversification des approvisionnements de la Chine en énergies fossiles. Ce volet implique une interconnexion énergétique matérialisée par la construction de pipelines, de gazoducs, de barrages, etc.
  • Une coopération culturelle jetant des ponts entre les peuples, luttant contre l’extrémisme violent et le terrorisme par l’échange et le dialogue des cultures. Ce volet dicte la construction d’infrastructures de télécommunication, l’harmonisation des programmes d’enseignement, la promotion du tourisme, la coopération dans le secteur de la santé, la construction de musées consacrés à l’histoire de la route de la Soie dans les pays traversés par l’initiative BRI, etc.
  • La valorisation du numérique et l’intégration de la Chine au sein de la nouvelle révolution numérique et digitale appelée à transformer l’image du monde, nos modes de vie, de travail, de commercer et donc les équilibres géopolitiques et géoéconomiques. Selon le président de LF Logistics, filiale de Li and Fung Company basée à Hong Kong, « la future route de la Soie digitale ou Digital Silk Road va provoquer l’émergence d’un autre type de logistique, adaptée à la forme des ventes en ligne, intégrant diverses technologies liées à l’analyse et à l’utilisation des données et du Big Data »[4] ;
  • Une coopération axée sur l’innovation : celle-ci est au cœur du projet : « création d’un Belt and Road Science Technology and Innovation Cooperation Action Plan composé d’une plateforme d’échange, d’un laboratoire commun et d’un parc scientifique de coopération et de transfert technologique »[5]. Dans le cadre de son discours lors du premier sommet des routes de la Soie, le président Xi Jinping mentionne les secteurs clefs visant à transformer la Chine d’usine du monde en laboratoire de la planète : « économie numérique, intelligence artificielle, nanotechnologies, calcul quantique, technologies vertes, etc.

 

Paradigme structurant la politique étrangère chinoise, le projet BRI des nouvelles routes de la Soie aspire à jeter les bases d’une nouvelle gouvernance mondiale et d’un nouveau modèle de développement économique conférant à Pékin un rayonnement international via la production de nouvelles normes, standards, institutions, etc. Une véritable révolution est en cours dessinant progressivement une nouvelle architecture des puissances et une nouvelle grammaire géopolitique et géoéconomique.

 

En effet, au-delà des visées économiques, l’objectif central poursuivi par Pékin semble bien d’ordre politique et géopolitique : à l’image de la Chine antique, Pékin aspire à renforcer son influence sur son voisinage, les « marches de l’empire », première étape lui permettant, dans un second temps, d’assurer et de progressivement sécuriser sa montée en puissance à l’échelle planétaire, notamment au sein des espaces eurasiatique, méditerranéen et africain. Face à une Amérique sur le déclin et une Europe affaiblie, la Chine impose sereinement sa vision d’une mondialisation renouvelée combinant habilement soft et hard power. Ainsi, derrière la projection de puissance économique, principalement matérialisée par la construction de vastes infrastructures, se dissimulent des ambitions géopolitiques. Un proverbe chinois affirme : « Si tu veux t’enrichir, construis une route ».

Ainsi, aux commandes de la deuxième puissance mondiale, Xi Jinping affirme haut et fort son souhait de rendre sa grandeur passée à l'empire du Milieu en exaltant le « rêve chinois » : un mélange de retour aux valeurs traditionnelles, de promesse d'un futur prospère et d'émergence sur la scène internationale. Désormais, c'est lui qui veut fixer les règles de la gouvernance mondiale »[6]. Pékin revendique, en traçant des lignes rouges et en n’hésitant plus à « montrer les muscles », le statut d’acteur stratégique global.

Une relation particulière à l’Afrique

Lors du sommet Chine-Afrique tenu les 3 et 4 septembre 2018 à Pékin, les ambitions affichées lors du discours prononcé par le président chinois Xi Jinping, l’enveloppe de 60 milliards de dollars de financements alloués sous différents formats, la présence inédite et remarquée de 53 chefs de gouvernement ou chefs d’Etat sur 54 témoignent de la singularité, de l’étroitesse et de l’accroissement des relations entre la Chine et l’Afrique dans le cadre d’une exacerbation des rivalités à l’échelle du continent. Comme le souligne Xi Jinping dans son discours, « nous respectons l'Afrique, nous aimons l'Afrique et nous soutenons l'Afrique. Nous poursuivons toujours la pratique des "cinq non" dans nos relations avec l'Afrique, à savoir : ne pas s'ingérer dans la recherche par les pays africains d'une voie de développement adaptée à leurs conditions nationales, ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures africaines, ne pas imposer notre volonté à l'Afrique, ne pas assortir nos aides à l'Afrique de condition politique quelconque et ne pas poursuivre des intérêts politiques égoïstes dans notre coopération en matière d'investissement et de financement avec l'Afrique. Nous espérons que les autres pays pourront aussi se conformer à ce principe des "cinq non" dans le traitement des affaires liées à l'Afrique ».

Huit orientations stratégiques axées sur la promotion de l’industrie, l’interconnexion des infrastructures, la facilitation du commerce, le développement vert, le renforcement des capacités, la santé, les échanges humains et culturels et la paix et la sécurité fixent le cadre et insufflent un nouvel élan à la relation stratégique Chine-Afrique.

Avons-nous élaboré une stratégie à l’égard de la Chine et du projet BRI répondant aux besoins de notre économie et de notre population afin d’en tirer le meilleur parti à court terme par des initiatives visant la relance de la croissance et de l’économie nationale et à long terme par notre insertion en tant qu’Etat pivot à la croisée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique ? En dépit de la rencontre symbolique entre le Chef du Gouvernement Youssef Chahed et le président chinois Xi Jinping, au regard des contrats signés par la délégation tunisienne présente au sommet Chine-Afrique, il est permis d’en douter. A titre indicatif, 2 mémorandums d’entente ont été signés : études techniques et économiques de préfaisabilité portant sur le pont de Djerba, la voie ferrée Gabès-Zarzis-Médenine et l’extension de la zone économique de Zarzis et installation d’une unité de montage de véhicules MG à destination de l’Europe et de l’Afrique dans le cadre d’un partenariat entre le groupe tunisien Meninx et le groupe chinois SAIC. Certes, il s’agit d’avancées demeurant néanmoins ponctuelles et éparses car n’obéissant pas à une vision claire et globale combinant court et moyen terme. La politique des « one shot » est sans lendemains. A titre comparatif, le Gabon a obtenu de bénéficier d’une enveloppe de 200 millions de yuans, soit environ 16 milliards de francs CFA au titre d’aide sans contrepartie devant être consacrée au financement d’équipements militaires et de projets économiques à définir ultérieurement par les deux parties.

Quel positionnement pour la Tunisie : entre audace et réalisme

Le 11 juillet 2018, la Tunisie et la Chine signait lors du 8ème Forum sino-arabe tenu à Pékin un Memorandum of understanding (MoU) marquant son adhésion au projet BRI (Belt and Road Initiative). Il ne s’agit que d’une première étape, le contenu et les modalités restant à définir par les deux parties. Dans son sillage, lors du sommet Chine-Afrique tenu les 3 et 4 septembre 2018 à Pékin, l’Algérie signe également un Memorandum of understanding marquant son adhésion au projet BRI. A cette occasion, le premier ministre algérien Ahmed Ouyahia précise : « l’adhésion de l’Algérie à l’initiative chinoise apportera une densité plus forte à notre coopération et à notre partenariat avec la Chine, comme le laissent entrevoir déjà nos projets communs majeurs du port centre de Cherchell et du complexe de phosphate intégré ». Ce dernier projet vise l’exploitation des gisements de phosphate de Tébessa avec un investissement estimé à 6 milliards de dollars.

Dans le contexte d’émergence d’un monde polycentrique, d’un éventuel collège des puissances ou d’une bipolarité revisitée, la Tunisie, tout en sauvegardant sa relation stratégique à l’Europe et aux Etats-Unis, devra veiller à se positionner au mieux au sein de cette nouvelle équation géopolitique en se distinguant de son voisinage. Il s’agit, dans le cadre d’une stratégie progressive de diversification, de tirer avantage, sur les plans sécuritaire et économique, de cette nouvelle architecture des puissances en gestation. Ainsi, sans heurter la garantie de sécurité occidentale, il conviendra d’élargir le spectre de coopération de la Tunisie à l’échelle planétaire en privilégiant la défense de l’intérêt national. En cultivant la multipolarité, une intégration savamment conceptualisée et pensée au sein du projet BRI élargira notre marge de manœuvre et de négociation avec nos partenaires traditionnels, UE et Etats-Unis mais également le Japon, la Corée du Sud, etc.

A cette fin, il convient de développer et de construire une nouvelle vision structurant notre diplomatie. En levant modestement le voile sur les contours de ce projet appelé à reconfigurer les rapports de puissance à l’échelle planétaire, ce policy paper invite décideurs politiques et économiques, chefs d’entreprise, universitaires, société civile, etc. à plonger dans les profondeurs de sa complexité, à en évaluer les avantages et les inconvénients, les lacunes et les obstacles susceptibles de l’entraver et à en suivre les développements futurs. Le projet BRI soulève de nombreuses interrogations et de nombreux attraits. Néanmoins, la Tunisie ne peut demeurer en marge de cette dynamique structurelle. La prudence, le réalisme, l’habileté et le pragmatisme devront guider la démarche tunisienne afin d’insérer au mieux la Tunisie, de donner du contenu au mémorandum d’entente signé et lui permettre d’en tirer le meilleur parti. En ce sens, des propositions concrètes, dont la faisabilité et l’opportunité devront être examinées ultérieurement, ont été formulées par l’auteur.

 

Recommandations à l'attention des décideurs tunisiens, le policy paper à consulter ici

 

*Mehdi Taje : Géopoliticien et prospectiviste, Directeur de Global Prospect Intelligence



  



[1] Voir : La revue stratégique de défense et de sécurité nationale française rendue publique le 13 octobre 2017 visant à actualiser le Livre Blanc de 2013.

[2] Voir « L’initiative Belt and Road, stratégie chinoise du Grand Jeu », Eric Mottet et Frédéric Lasserre, revue Diplomatie, N°90, Janvier-Février 2018, p.37.

[3] « Où vont les nouvelles routes de la Soie ? », Alisée Pornet, Réseauinternational, 8 juin 2017, consultable au lien suivant.

[4] « Les nouvelles routes de la Soie du XXIème siècle », Emmanuel Desclèves, Revue Défense Nationale, Tribune N°847, 2 décembre 2016, p.3.

[5] « Où vont les nouvelles routes de la Soie ? », Alisée Pornet, Réseauinternational, 8 juin 2017, consultable au lien suivant.

[6] « Chine : le deuxième sacre de Xi Jinping, le tout puissant empereur rouge », Cyrille Pluyette, Le Figaro, 17 octobre 2017, consultable au lien suivant. 

18/10/2018 | 14:55
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Commentaires (4)

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DHEJ
| 21-10-2018 20:55
Et tu as omis de citer le Xinjiang le Turkmanistan...

hourcq
| 21-10-2018 12:07
La Chine non-expansionniste? Tout simplement, elle n'en avait pas les moyens dans le passé. Aujourd'hui, elle commence à montrer les dents: occupation du Tibet avec transfert massif de population, occupation d'îlots en mer, au mépris des pays voisins qui les revendiquent, pour accroître son domaine maritime. Elle suscite la méfiance de tous ses voisins y compris de l'Inde avec laquelle elle a été en conflit sur sa frontière terrestre et la Russie ,pays avec lequel elle a la plus longue frontière, dont elle aimerait bien profiter des ressources naturelles immenses dans une Sibérie quasiment-déserte.Et sa politique des 5 non en Afrique, est une caution aux régimes dictatoriaux qu'elle affectionne car aisément manipulables pour son plus grand profit. Quant à sa montée en puissance face aux USA et à l'Europe, il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Les chinois ont le génie de la copie. Citez-moi une seule invention majeure faite en Chine au cours des 50 dernières années. Vous serez bien en peine d'en trouver. Derrière le mignon et gentil panda de la propagande se cache un tigre assoiffé de pouvoir qui acère ses griffes en attendant d'en user.

DHEJ
| 18-10-2018 18:01
Ben c'est que tu es déjà "dominé"!


Parole dun sinologue depuis 1978...

observator
| 18-10-2018 16:37
Historiquement, la Chine n' a jamais été un pays expansionniste en terme militaire et politique contrairement à d'autres . Elle n'a jamais cherché à exporter sa culture ni à dominer le monde. Elle a toujours été une puissance régionale.
Ernest Renan ( fin 19eme) disait que les chinois étaient de bons ouvriers il suffit de les payer et ils font leur travail. Et ils ne cherchent pas d'autres ambitions.
Cela reste un peu vrai aujourd'hui ou les Chinois, dans leurs relations avec les autres cherchent plutôt à développer des relations commerciales ( vendre acheter) et ne s'occupent pas à s'ingérer dans les affaires politiques et sociales des autres pays. Ils ne cherchent pas à exporter leur modèle politique ni économique et sociale d'ailleurs. Par contre ils sont préoccupés par leur environnement immédiat c'est à dire la zone pacifique qui leur est proche.
Un exemple concret d'une des routes dont a parlé pour la première fois le président chinois est la route de l'électricité.
Ils ont un projet de connecter environ 83 pays à leur réseau électrique en utilisant la technologie de l'Ultra Haute Tension.
Ils ont déjà construit des barrages en Chine et au Laos par exemple et ont un excédent d'électricité qui veulent bien vendre dans le monde.
En d'autres termes si ce projet voit le jour et si la Tunisie y est connectée et si un jour par une grosse chaleur , nos compteurs disjonctent suite à l'utilisation massive des clim, instantanément le logiciel gérant la connexion avec la Chine " appuiera sur le bouton" et la lumière made in China illuminera nos foyers.
Eux ils travaillent. beaucoup et il y a longtemps qu(ils ont enterré Marx.
Fukuyama a menti.
Avec la chute de l'Union Soviétique, il avait prédit la domination totale du système libérale et démocratique sur le monde.
Aujourd'hui(hui on est encore plus loin. On voit plus de guerre plus de dictatures plus d'inégalités plus de misères plus de destruction dans le monde même si si d'autres avancées ont été faites.
L'Histoire a donné tort à Fukuyama.
Finalement il a eu raison sur le peu de doute qu'il avait.