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Chroniques
Les députés décident ce qu'ils veulent, Carthage et la Kasbah font ce qu'ils veulent
20/02/2017 | 15:59
6 min

 

A l’actualité cette semaine, l’interview du président de la République sur Nessma TV et le débat autour du cannabis. Pour un pays en pleine crise, qui souffre de l’inflation, de la corruption et du chômage, l’actualité à la une des médias semble déconnectée de la réalité du terrain.

 

Béji Caïd Essebsi a donc fait une sortie sur Nessma à laquelle on ne trouve aucune justification. Le journaliste Jamel Arfaoui a fait le compte, BCE a donné en deux ans trois fois plus d’interviews télévisées que François Hollande en cinq ans.  Quand le président de la République n’a rien à dire, il n’est pas obligé de le faire savoir. S’il a quelque chose à dire, il y a la presse écrite pour transmettre ses messages. L’interview télévisée, de par sa nature et sa force de frappe, se doit de rester rare et réfléchie.

 

Le sujet sur lequel le président de la République était attendu, lors de cette interview, est celui du cannabis. C’était une de ses promesses électorales, la dépénalisation de la consommation du cannabis. La loi a tardé vu que les députés ne sont pas d’accord s’il faut, oui ou non, dépénaliser la consommation. Les uns, par conservatisme et par crainte de contagion, préfèrent garder les choses telles qu’elles sont : c'est-à-dire punir par un an de prison ferme le consommateur. Les autres, par ouverture et parce que la sanction est disproportionnée par rapport à l’acte avec des conséquences encore plus fâcheuses, veulent desserrer l’étau. En attendant, Béji Caïd Essebsi suggère un moratoire. Comme s’il voulait que la loi tombe en désuétude. Question : et si les députés décident de garder les choses telles qu’elles sont, voire les durcir, ce qui n’est pas exclu ? Que vaudra alors la parole présidentielle dans ce cas ?  Il y a comme une impression que le pouvoir exécutif va dans une direction autre que celle du pouvoir législatif, alors que normalement, le premier découle du second…

 

Le décret gouvernemental N°2017-161, publié au JORT du 31 janvier 2017, fixe les conditions du bénéfice du programme du premier logement.

Ce programme de premier logement doté d’un crédit de quelque 200 millions de dinars, va faire bénéficier des familles de revenu moyen (jusqu’à 10 fois le Smig) et leur permettra d’accéder à la propriété. L’un des membres de la famille doit obligatoirement être un salarié. L’achat doit se faire obligatoirement via un promoteur immobilier dûment mandaté figurant dans une liste préétablie.

Il y a cependant un souci, car le décret d’application en question est contraire à la loi et à la constitution.

L’avantage accordé par l’Etat ne cible que les familles. Ce qui veut dire que les citoyens qui ont choisi le célibat ou qui ont divorcé ou qui sont veufs se trouvent exclus. C’est pourtant une catégorie plus fragile économiquement. On exige dans la foulée que l’un des membres soit salarié, ce qui exclut de fait les agriculteurs, les commerçants, les professions libérales…

Le deuxième souci est que le décret fait un pied de nez à la loi et aux députés. Un petit rappel s’impose. Ce décret est une application de l’article 61 de la Loi de finances 2017. Au moment de la discussion de cet article, les députés ont rejeté la première proposition du gouvernement qui impose le passage par un promoteur immobilier. Les députés avaient bien motivé leur choix, comme l’a si bien expliqué Rym Mahjoub, en rappelant que les promoteurs immobiliers ne sont pas présents dans tous les gouvernorats. Pour ne pas pénaliser les citoyens se trouvant dans des régions où n’existent pas des promoteurs immobiliers (particulièrement ceux de la liste préétablie), les députés ont donc rejeté la proposition du gouvernement l’obligeant à réviser sa copie. Ainsi soit-il ! Le gouvernement a révisé sa copie, la restriction a été levée et le texte final a été adopté.

Surprise, un mois plus tard, le décret d’application remet la restriction et va outre le texte de loi ! Il impose le mot famille (et exclut donc les citoyens qui n’en ont pas), impose les promoteurs immobiliers et va jusqu’à mettre en place une liste préétablie !

En d’autres termes, les élus peuvent décider ce qu’ils veulent, le gouvernement fait ce qu’il veut !

 

Quand on voit le moratoire proposé par BCE, pour contourner le retard des députés, et le décret du gouvernement, qui passe outre les décisions des députés, il y a de quoi s’interroger : pourquoi y a-t-il une assemblée en Tunisie ? A quoi servent les élections législatives et les millions de dinars injectés pour leur organisation ? A quoi servent les 217 députés et les millions de dinars de salaires et d’avantages qu’on leur donne ?

 

Que le gouvernement n’apprécie pas ce que légifèrent les députés et les considèrent comme des incapables, c’est son affaire, mais il se doit d’exécuter leurs décisions qui ont force de loi ! Idem pour le président de la République.

On pourrait bien admettre que nos députés sont des incapables (et il y en a un bon lot), mais la vérité est que le gouvernement et la présidence sont encore plus incapables, puisqu’ils n’ont pas réussi à les convaincre de la justesse de leurs choix ou à faire accélérer le vote d’une loi voulue par le président !

 

Dans les démocraties bien établies, le gouvernement a ses lobbys au sein de l’assemblée pour faire passer telle ou autre loi. C’est un travail préalable qui se fait avant les réunions en commissions pour que les députés adoptent les décisions voulues par le gouvernement.

 

A titre comparatif, quand Ennahdha veut faire passer une loi, ses députés s’exécutent immédiatement, comme obéissent les soldats d’une armée disciplinée à son général. On se rappelle encore du nombre de fois où Rached Ghannouchi, en personne, est allé à l’ANC pour faire passer des textes de la constitution. Il est arrivé que les députés islamistes votent carrément des lois contraires à leurs propres valeurs.

 

Avec le gouvernement de Chahed et l’équipe de BCE à Carthage, ce travail de lobbying n’est pas en train de se faire. Aussi bien Youssef Chahed que Béji Caïd Essebsi n’ont pas d’équipe capable de relayer leurs volontés en actes concrets ! C'est-à-dire en lois reflétant leur politique et leurs promesses électorales. La preuve la plus éclatante aura sans doute été la discussion autour de la Loi de finances 2017. Une grande différence existe entre le projet et la version adoptée, et surtout quand on sait que ce sont les élus de la majorité qui ont charcuté ce projet !

 

Face à cet échec de convaincre et d’imposer les desiderata dans leur propre camp, ils jouent la fuite en avant, avec des erreurs plus graves qui remettent en doute le principe même de la force de la loi et de la décision de justice !

 

20/02/2017 | 15:59
6 min
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Commentaires (7)

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Mouchahed
| 22-02-2017 04:54
S'il y a un lobbying à faire c'est bien le travail du Ministre auprès du chef du gouvernement chargé des relations avec l'assemblée des représentants du peuple: Iyed Dahmeni, non?

magra
| 21-02-2017 12:55
Que le Président de la République se démène pour faire bouger les choses et remettre le pays au travail, ce ne peut être que bénéfique.
Il faut cependant en avoir les moyens!
Or force est de constater que le Président ESSEBSI est dépourvu des moyens de gouverner.
La constitution est un véritable labyrinthe. Elle verrouille les lois ,donne aux députés les moyens de faire obstruction aux initiatives présidentielles et gouvernementales.
Pieds et poings liés le Président et le gouvernement sont condamnés à ne rien entreprendre;
Toutes les initiatives présidentielles pour faire sortir le pays du marasme et insuffler une dose d'espoir ,sont bloqués au niveau de l'ARP.
Le Chef de l'Etat a bien dit que sa coopération avec Ennahdha se faisait dans le cadre d'"échanges francs" expliquant qu'en diplomatie cela signifiait qu'on( lui et ghannouchi) n'étaient pas en phase sur l'analyse du présent et de l'avenir du pays.
Il a tout de meme tenté de laisser la porte ouverte évoquant le choix d'ettawafik.
Donc rien de nouveau à l'horizon et l'évolution du pays est bloquée.
Je pense que le message du Président est clair surtout avec le sentiment que la fragilisation de Nidaa Touness, le Président et le gouvernement se retrouvent aujourd'hui sans véritable soutien du parti qui leur avait donné la majorité .

Bernard Henry Levy
| 21-02-2017 10:49
Le chef du parti gagnant les élections mange des Bananes, qui en donne au Chef de la Kotla, qui lui, sert un peu de Bananes au président du comité chargé du projet de loi relatif à la Zatla. Des vrais singes ces politicards.

Abel Chater
| 21-02-2017 01:28
Mais cet article de Nizar Bahloul est le top du journalisme que j'aime bien.
Je me mets dans le coin du salon de l'hôtel et je régale d'un article qui me fortifie dans ma conviction concernant la réussite de la transition démocratique de la Tunisie.
Tout est dit objectivement et de manière constructive.
Je n'aime pas distribuer les fleurs, mais cette fois-ci je distribue les roses d'ici, où je suis entouré des plus belles roses humaines.
Mille BRAVOS à Si Nizar et qu'il continue à réveiller objectivement les consciences, non pas comme cette horde qui ont transformé ce forum de BN en des cocoricos de poulaillers.

amaricano
| 20-02-2017 19:58
On a un vieux au palais, lorsqu'il s' ennuie , il convoque les journalistes pour rien décider! !

TunObserver
| 20-02-2017 18:28
Excellent article Mr Nizar , merci pour vos explications et analyses qui nous permettent de voir plus clair dans ce "foutu merdier" .

DHEJ
| 20-02-2017 16:20
Pays gouverné par des bras cassés comme la FRACTURE INSTITUTIONNELLE!