Le sacre des indépendants
Au lendemain des premières élections municipales libres en Tunisie et de la proclamation des premiers résultats, un constat s’impose. L’abstention record, quoique attendue, et le triomphe des listes indépendantes, surclassant le couple Nidaa-Ennahdha, donne un éclairage sur la fracture entre le citoyen et la chose politique, mais aussi sur un paysage politique en perpétuelle évolution et qui se recompose à grande vitesse.
Les résultats préliminaires de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) continuent à affluer, confirmant la tendance dégagée, dès dimanche 6 mai, par les sondages sortie des urnes de Sigma Conseil. Les deux poids lourds que sont Ennahdha et Nidaa Tounes, représentés dans la totalité des circonscriptions électorales, sont les deux partis politiques qui ont recueilli, respectivement, le plus de voix.
Selon les chiffres avancés par l’Isie, le parti islamiste a réalisé 28,64% des votes devançant Nidaa Tounes avec ses 20,85%. Mais les grands vainqueurs de ces élections, ce sont indéniablement les listes indépendantes qui ont recueilli jusqu’à présent 32,27% des votes, supplantant les deux partis au pouvoir et par extension l’ensemble des formations politiques s’étant portées candidates. On retrouve en quatrième position le parti de Mohamed Abbou, Attayar qui a récolté 4,19% des voix, suivi de près par la coalition de gauche le Front populaire avec 3,95%, l’Union civile 1,77%, Machrouû Tounes avec 1,44% et le Parti destourien libre de Abir Moussi, avec 1,38% des voix…
Une véritable claque pour une classe politique qui n’a pas su convaincre et a déçu plus que de mesure les électeurs tunisiens. A la lecture des résultats, la victoire des listes indépendantes est symptomatique d’une rupture de la confiance entre Tunisiens et partis politiques. Les indépendants ont su susciter l’intérêt des électeurs en présentant des listes menées, pour la plupart, par des compétences et en proposant des programmes électoraux de proximité. Des listes qui ont battu à plate couture, dans plusieurs municipalités, des adversaires partisans ayant pourtant tenté de mettre en avant des compétences indépendantes sans arriver aux résultats escomptés.
Loin de bénéficier des moyens financiers et organisationnels ou de la couverture médiatique dont jouissent les partis politiques, cette multitude de listes indépendantes a su décrocher des sièges dans les conseils municipaux de plusieurs villes et même une majorité de sièges. C’est là où le bât blesse pour les partis notamment Ennahdha et Nidaa détenant pourtant une assise populaire et un ancrage dans toutes les régions.
Donnés favoris, les deux partis ont décroché une victoire en demi-teinte, se plaçant deuxième et troisième et perdant à vue d’œil des électeurs. Avec 581.930 de voix aux municipales (chiffres de l’Isie), Ennahdha dégringole et perd près de la moitié de ses électeurs de 2014 (947.034) et les 2/3 en 2011 (1.501.320). Le parti islamiste a pu compter sur ses adhérents et quelques poussières pour arriver à cette deuxième place et c’est là son véritable poids, son noyau dur d’électeurs. Quant à Nidaa la chute est bien brutale, depuis 2014. La recette du vote utile n’a pas pris cette fois-ci. La débâcle du parti présidentiel est cinglante et ce n’est pas l’apparition d’un Hafedh Caïd Essebsi, pâlot et aux abois le jour du vote, qui est arrivée à mobiliser les troupes contre l’ennemi-allié. Nidaa totalise aux municipales 375.964 voix contre 1.279.941 aux législatives de 2014, soit une perte approximative des 2/3 de ses électeurs…
Partout où les indépendants ont présenté des listes menées par des compétences reconnues dans leur ville, où ils ont proposé un programme solide et sérieux, ils ont décroché la première, deuxième ou troisième place. A l’Ariana, c’est le triomphe de la liste Al Afdhal du doyen et ancien constituant Fadhel Moussa avec plus de 35% des voix exprimées, la liste indépendante fait un beau pied de nez à NIdaa et Ennahdha. A la Marsa, la liste du docteur Slim Mehrezi se classe en tête des votes, suivie par celle menée par Moez Bouraoui, selon les dernières estimations. La ville de Nabeul a vu consacrée à la troisième place la liste Nabeul fel Kalb, composées par des compétences nabeuliennes farouchement indépendantes et soucieuses en premier lieu de l’intérêt de leur ville, loin des calculs partisans. A Tozeur où le parti de Moncef Marzouki visait de bons résultats, ce sont les indépendants d’Al Hadher Wal Mostakbal qui arrivent premiers… C’est ainsi dans plusieurs villes tunisiennes, marquant la montée en puissance des indépendants.
Mohamed Tlili Mansri, président de l’Isie avait relevé cette tendance en affirmant que les listes indépendantes ont réalisé un pourcentage très important. Il avait déclaré que « contrairement aux élections législatives et présidentielle qui ont une portée politique, les élections municipales consacrent un pouvoir local. Les citoyens ont la possibilité d’élire des candidats qu’ils connaissent et à qui ils font confiance, ce qui a amené au succès des listes indépendantes ».
Un succès qui devrait pousser les partis politiques à une remise en cause en profondeur, parce que ces listes indépendantes sont, en premier lieu, issues d’une mobilisation citoyenne. Pas moins de 860 listes indépendantes se sont constituées à travers le pays sur les 2074 au total. Alors oui, certaines sont de fausses listes indépendantes et n’étaient que de faux-nez de partis politiques, notamment les islamistes. Sauf qu’une grande partie de ces listes a été impulsée par une volonté citoyenne de changement pour contrer la mainmise des formations politiques. De là à dire qu’elles peuvent constituer une force homogène, cela semble impossible au vu de la multitude de tendances qu’elles charrient.
Cela étant dit, la victoire des indépendants lors de ces premières élections municipales depuis la révolution, sonne comme un désaveu pour les partis politiques et démontre que l’électeur tunisien, en dépit des analyses des observateurs, est loin d’être dupe. Ce scrutin est aussi un avant-goût grandeur nature des élections législatives et présidentielles de 2019, dans un paysage politique en pleine mutation.
Ikhlas Latif