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Chroniques
Le baiser de la mort, Nébil Karoui achève le père après avoir achevé le fils
16/07/2018 | 14:37
8 min

Par Nizar Bahloul

 

 

Le week-end devait bien se passer jusqu’au moment où l’on apprend que Béji Caïd Essebsi a décidé d’accorder une interview, le samedi matin, à la chaîne de télévision Nessma TV. Information mise à jour plusieurs heures après pour préciser que El Hiwar Ettounsi et Mosaïque FM allaient la diffuser ensuite. Pourquoi Nessma, pourquoi maintenant, qu’est-ce qu’il y a, quelle urgence justifie-t-elle que le président de la République parle aux citoyens un week-end caniculaire ? Par ce choix du support et du timing, Béji Caïd Essebsi multiplie les erreurs de forme. Tant pis s’il nous demande, nous autres médias, de ne pas philosopher sur son interview et d’en saisir le fond, mais en bon avocat, il sait parfaitement que les vices de forme sont capables de vous faire perdre les plus grands procès.

Premier vice de forme, le choix du canal : Nessma. Béji Caïd Essebsi a toujours crié haut et fort qu’il veut respecter la Constitution, or par le choix de Nessma, il montre qu’il oppose un extraordinaire mépris à une instance constitutionnelle régulant les médias, qu’est la Haica. La Haica est en bisbilles actuellement avec cette chaîne, elle l’a avertie à plusieurs reprises pour se conformer à la loi et a annoncé vendredi dernier l’arrêt de la procédure de régularisation. Peu importe qui a raison et qui a tort, peu importe que les décisions de la Haica soient injustes ou abusives à l’encontre de Nessma, les tribunaux décideront, le fait est que cette instance soit constitutionnelle et le président de la République se doit de la respecter et de ne pas la désavouer publiquement !

Deuxième vice de forme, le choix de l’un de ses deux interviewers, l’homme politique et ancien député devenu analyste sur le tard et sur le tas, Khelifa Ben Salem. Quelle compétence journalistique a-t-il pour interviewer le président de la République ? Avec ses questions 100% à charge contre Youssef Chahed poussant Béji Caïd Essebsi à dire ce qu’il veut entendre, l’analyste-intervieweur viole toutes les règles de l’interview et de la déontologie. Que dans ses analyses, M. Ben Salem prenne position pour ou contre Youssef Chahed, c’est son droit absolu. Que Nessma choisisse sa ligne éditoriale pour ou contre le gouvernement, c’est son droit absolu, que j’ai défendu par le passé et que je défendrai dans le futur, mais ces prises de position ne sauraient jamais être de mise dans une interview. Khelifa Ben Salem se devait de déstabiliser son interviewé pour atteindre la vérité et la présenter au public et non utiliser son interviewé pour favoriser un camp politique aux dépens d’un autre.

Troisième vice de forme, le timing. Dans dix jours, la Tunisie célèbre le 61ème anniversaire de la République et le président de la République pouvait saisir cette occasion pour prononcer un speech direct et donner l’état des lieux de la Nation et dire tout ce qu’il pense de qui il veut, sans même passer par la case interview. Il n’y a rien, absolument rien, qui urge pour que Béji Caïd Essebsi sorte un dimanche soir devant la Nation. Un dimanche qui coïncide, en plus, avec la finale de la Coupe du Monde.

Quatrième vice de forme, et c’est le plus grave, le montage de l’interview. Un montage grossier puisque perceptible par n’importe quel quidam et contraire à la déontologie politique et journalistique. Cela décrédibilise totalement Nessma et discrédite le président de la République et l’institution de la présidence, comme l’a si bien écrit le rédacteur en chef de Business News Marouen Achouri. Ce quatrième vice de forme a poussé Mosaïque FM et El Hiwar à ne pas diffuser l’interview, rapidement suivis par Business News. Trois institutions médiatiques, dont les rédacteurs en chef sont à saluer, car ils font primer la déontologie et la vérité sur tout le reste. On ne saurait mieux choisir si l’on veut instaurer une vraie démocratie dans ce pays.

 

Dans le non-dit, dans les coulisses et parmi les points ignorés ou omis par le grand public, il est utile de relever ce qui suit.

Khelifa Ben Salem est un ami de Chafik Jarraya, tout comme Nébil Karoui, tout comme Hafedh Caïd Essebsi, les trois ennemis jurés de Youssef Chahed qui a mis leur pote en prison. Depuis, et on l’a dit et écrit à plusieurs reprises, on lui a annoncé ouvertement la guerre et juré sa peau.

Nébil Karoui est celui qui a dit un jour du président de la République et de son fils, dans une vidéo fuitée : « Chbini khammes aandhom ? » (Pourquoi ? Est-ce que je suis leur serviteur (serf pour être plus exact) ?). Lui-même qui croit sérieusement avoir mis Béji Caïd Essebsi à Carthage et il croit qu’il peut aussi le démettre. Que faut-il attendre de lui ?

Nébil Karoui est dans son rôle et assume tout ce qu’il fait. Il utilise sa chaîne à des fins politiques, tout comme son associé Silvio Berlusconi, tout comme font plusieurs chaînes britanniques et américaines. Que la Haica et plusieurs observateurs politico-médiatiques ne partagent pas cette ligne éditoriale d’une chaîne, que la loi lui interdise carrément de le faire, c’est sa façon de voir les choses et on ne peut pas lui reprocher d’essayer de passer entre les mailles du filet. Je partage d’ailleurs son avis. Il n’a pas à faire l’art pour l’art et c’est son droit absolu de vouloir suivre les modèles de télévision anglo-saxons. Sauf que le président de la République n’a pas à le suivre dans cette démarche et à jouer son jeu, quand bien même ce jeu le servirait (ce qui n’est pas vrai).

L’autre élément de coulisses, et j’estime que c’est grave, c’est que Béji Caïd Essebsi a été « kidnappé » un samedi matin par Nébil Karoui pour cette interview à laquelle n’ont pas assisté ses propres conseillers qui n’étaient même pas au courant ! L’aveu public de Saïda Garrach sur Shems FM n’est qu’un parmi d’autres. Il est peut-être utile de dévoiler aujourd’hui ce secret de palais (pas si confidentiel), c’est que les conseillers officiels et officieux de Carthage sont totalement divisés. On a les « conseillers » qui cherchent la stabilité de l’Etat et défendent Youssef Chahed, parmi lesquels on trouve Selim Azzabi, Firas Guefrech, Saïda Garrach et une des filles du président et son époux. Et puis on a les « conseillers » qui lui font la guerre et privilégient l’intérêt personnel dont Noureddine Ben Ticha, son fils Hafedh et son épouse. Béji Caïd Essebsi, 91 ans, se trouve donc tiraillé le jour par un camp et le soir par un autre camp. Ajoutez à cela un bon flot d’intox et la boucle est bouclée : vous avez un président de la République qui sort un dimanche soir, sans prévenir, pour ne quasiment rien dire et envoyer des signaux inquiétants à la Nation et aux partenaires étrangers.

 

Après la forme et les coulisses, venons-en au fond qui n’est pas si alimenté que cela malgré les 45 minutes de cette interview tronquée.

A propos de son fils Hafedh, de la crise aigüe de Nidaa et du putsch de son instance politique, la réponse fut censurée avec la bénédiction de Carthage. Quel signal donne-t-il avec cette impasse sur la question principale qui occupe la scène politique depuis quatre ans : le soutien du père au fils ? Le père privilégie le fils au détriment du pays ? Joli ! 

A propos des difficultés actuelles, Youssef Chahed dit qu’elles finiront cette année, mais Béji Caïd Essebsi le désavoue en disant que ce n’est pas acquis et qu’il faut attendre 2019 pour voir si elle sera difficile ou non.  Quel signal donne-t-il ? Inquiétez-vous Tunisiens et partenaires étrangers, la fin de nos déboires ne sera pas pour cette année comme vous l’a dit le chef du gouvernement ?

Béji Caïd Essebsi parle de ceinture politique pour Youssef Chahed, qu’il estime lâché par tous sauf par Ennahdha. Sauf que la vérité est bien différente, car une bonne partie de Nidaa et ses députés soutiennent Youssef Chahed, tout comme l’Utica et l’Utap et l’opposition n’est pas vraiment contre lui. Qui est contre Youssef Chahed donc ? L’UNFT dont le poids est devenu infinitésimal, Hafedh Caïd Essebsi qui ne représente que sa propre personne et les quelques opportunistes qui l’entourent et l’UGTT, seul vrai poids lourd. Qu’est-ce qui est plus simple et moins coûteux politiquement ? Convaincre l’UGTT de se rallier aux autres ou demander au chef du gouvernement de démissionner ou d’aller vers l’ARP ?

Conformément aux volontés de son fils et de Nébil Karoui, Béji Caïd Essebsi a choisi la deuxième option hélas, sans pour autant s’impliquer en actionnant l’article 99 de la Constitution.

 

Paradoxalement, et sans le vouloir, Béji Caïd Essebsi a servi Youssef Chahed dans son interview. En avouant que le chef du gouvernement ne l’a pas écouté en limogeant le ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem, il montre que Youssef Chahed a agi en homme d’Etat et a usé des prérogatives prévues par la Constitution. Entre les lignes, il lui donne même raison quand il dit que Lotfi Brahem pouvait être limogé dans quelques jours ou que le limogeage du directeur de l’anti-terrorisme (A.F) par Brahem était une erreur.

En le poussant vers l’ARP, Béji Caïd Essebsi offre un cadeau à Youssef Chahed. S’il réussit à obtenir la bénédiction des députés, le chef du gouvernement sort gagnant ; s’il ne l’obtient pas, il sort victime de sa lutte contre la corruption avec la victoire de la bande à Jarraya. Son successeur n’aura aucun crédit quel que soit son nom et n’aura vraiment pas le temps matériel de faire quoi que ce soit d’ici 2019. Dans un cas comme dans l’autre, et à cause d’une interview dominicale, dramatique fond et forme, Béji Caïd Essebsi sort perdant. 

Dans cette interview, le président de la République a souligné l’importance de la perception. Celle qu’il a donnée dimanche aura été bien mauvaise. Pire, il a donné l’air d’être une marionnette entre les mains de Nébil Karoui, associé de Berlusconi et ami de Chafik Jarraya !

 

16/07/2018 | 14:37
8 min
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Commentaires (29)

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AKKARI
| 19-07-2018 14:00
Excellente analyse

Bab ezzira
| 18-07-2018 10:54
Un très bel article qui dénonce le parti-pris d'une chaîne de télévision qui s'agite depuis quelque temps pour déstabiliser un gouvernement démocratiquement élu.
Si Nizar, je crains pour la conclusion que vous tirez du baiser mortel, car vous sous-estimer les capacités de notre vieux loup BCE.
Les jours vous le confirmeront, BCE est plus qu'un vieux loup c'est un dragon de komodo dont la bouche contient assez de liquide pour assommer des milliers de Karoui & Karoui et tous les mauvaises graines qui s'agitent autour.
Fé bihaifou Tahya Tounes.

Aida Laz
| 18-07-2018 00:48
En effet, pour un vieux renard BCE, a été pris au piége par cet interview.
Il a dévoilé ses vues personnelles au lieu de rester dans la ligne d'un chef d'état qui respecte neutralité et esprit conciliateur auprès de ses collaborateurs.
Encore une fois,il va recommencer sa fausse manoeuvre de la rencontre de Paris mais cette fois le peuple n'est plus dupe et la confiance est largement entamée et rejaillit en rejet envers le fils.
C'est le lion devenu vieux, manipulé par son entourage et sa famille.
Malheureusement , l'histoire se répète souvent en Tunisie mais la leçon n'est jamais tirée.

TATA
| 17-07-2018 19:01
J'ai l'impression que tous ses discours durant les élections de 2014 n'étaient que de purs baratins! Nous avons cru en lui, nous l'avons suivi mais il nous a déçu.

A force d'avoir voulu être le président de tous, BCE n'a su être le président de personne. Ceci est la conséquence d'une succession de choix superficiels (sans fondement) et incohérents entre eux.

BCE est très hésitant. Il ne sait plus prendre de décisions, il préfère plutôt quand la décision vient toute seule ou quand tous les autres la proposent et l'acceptent. Au point de se laisser manipuler par le "journaliste" Khelifa Ben Salem. Oui Khelifa Ben Salem a mis ses paroles en la bouche de BCE qui a fini par les reprendre/redire sans la moindre hésitation ou résistance! Franchement, j'avais l'impression que BCE a été hypnotisé par le clan Nébil Karoui!

Je résume: durant l'interview BCE était la marionnette de Khelifa Ben Salem qui lui a mis ses paroles dans la bouche!

Je reprends le titre de l'article, "Nébil Karoui achève le père après avoir achevé le fils"

Ygor
| 17-07-2018 15:46
Le vers est dans le fruit depuis 62 ans. Les hommes au pouvoir se sont habitués à corrompre et être corrompus pour garder leurs petits avantages (qui peuvent se chiffrer en million de DTU). Ce qui est petit c'est l'esprit de nationalisme. Tout le monde pense à sa poche. Et après? Que vont ils laisser à l'histoire d'un pays, même pas un entre filet? La majorité triche, vole, et s'y complaît. Il va falloir un groupuscule d'irréductibles aimant le pays, et non les sous, pour redresser le peu qui reste aux fondations d'un pays fragilisé par l'égoïsme. Poursuivez les voleurs, petits et gros, sortez les du champ politique et laissez les gens travailler. Que tout le monde paye sa part d'impôt, ne demande rien en retour.
Bonne chance aux heureux vaillants.
Pour les autres je n'ai aucun respect.

Amor
| 17-07-2018 11:01
Il est inquiétant que monsieur Nizar BAHLOUL prenne la défense d'un président de gouvernement qui abuse du pouvoir à lui reconnu par la loi en incarcérant des gens, quelques soient leurs noms ou leurs forfaits, en vertu d'une loi dérogatoire du droit commun pour les traduire, ensuite, devant une juridiction d'exception, leur confisque leurs biens sans décision judiciaire our se rendre compte, enfin, que leurs dossiers sont vides et commence à leur constituer des dossiers montés de toutes pièces.
Inquiétant notamment que ce monsieur ne recule devant rien pour enfoncer ses détracteurs quitte à étendre les poursuites à deux cadres sécuritaires qui croupissent, indûment, en prison pour avoir fait leur travail en rapport avec la lutte contre le terrorisme.

Réponse BN : Etes-vous sûr cher lecteur que le chef du gouvernement ait monté de toutes pièces des dossiers ? Ceci exige la complicité de magistrats qui acceptent, ainsi, de mettre indûment des gens en prison, pour reprendre vos termes. Ayant eu accès à plusieurs de ces dossiers, nous laisserons la justice trancher pour savoir si vos propos sont justes ou pas. Les procès seront accessibles au public et s'il va y avoir des simulacres de procès, soyez certains que nous serons aux premiers rangs pour les dénoncer.

Patriote
| 17-07-2018 10:30
Merci BN même si je demeure convaincu que votre ligne éditoriale n'était pas réellement ce qu'elle est devenue !!

Nephentes
| 17-07-2018 10:29
BN il y a une différence entre expression de ses engagements et tentative de manipulation

Youssef Chahed n'est pas l'Archange Gabriel venu sauver la monde

C'est un acteur engagé , intéressant sous certains aspects, inquiétants sous d'autres.

Une lutte pour le pouvoir crée toujours des injustices et des malversations, le sympathique Youssef n'est pas exempt de ces pratiques

Donc effectivement la situation est délétère mais ne profitez pas des magouilles des autres pour régler des comptes personnels sous couvert de lutte pour la Vérité et la Démocratie, qui sont aux abonnés absents

Au milieu de cette fantasia de clowns bédouins, essayez plutôt d'aller au fond des choses, de gagner en lucidité et en hauteur de vue

Cela vous évitera de choper de sales microbes en cette période propice aux infections en tout genre

Patriote
| 17-07-2018 09:41
Vous nous avez habitués à bien mieux que cela BN . Votre partialité est flagrante et ne fera que booster les arguments de ceux qui vous accusent à tort où à raison d'avoir été "soudoyés" pour " abondonner votre neutralité " !!!!

Réponse BN : Cher lecteur, il n'existe aucun journal politique neutre, il y a toujours une ligne éditoriale et une position à défendre. Un article d'opinion exprime obligatoirement une idée de son auteur et cette idée ne saurait être neutre. BN, comme tous les autres médias spécialisés n'a jamais revendiqué une quelconque neutralité et ses journalistes ont toujours exprimé librement leurs opinions et leurs positions en toute transparence avec nos lecteurs.

Nephentes
| 17-07-2018 09:35
BN n'est malheureusement pas neutre dans cette bataille politique

Que Youssef Chahed, comme cela est stipulé par la Constitution demande au plus vite le vote de confiance auprès de l'ARP

Quant à BCE, il confirme les rumeurs de fragilisation de sa capacité de discernement.