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Tribunes
« La révolution du jasmin », une révolution avortée ou en devenir ?
16/11/2011 | 1
min
« La révolution du jasmin », une révolution avortée ou en devenir ?
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Par Hédi Sraieb*

Si le soulèvement tunisien passionne au-delà du pays lui-même c’est qu’il interroge à sa manière aussi l’ensemble des ressorts du changement social, de la transformation en profondeur de nos modes de vie, autrement dit du devenir du sociétal à l’aube de ce 21e siècle.
Un devenir que nous imaginions enfermé à jamais dans un indépassable, quasi immobile, figé, voie sans issue, vision théorisée comme la fin de l’histoire, une sorte de stabilité faites de fatalités multiformes insurmontables : celle du chômage récurrent, de la mondialisation, ou de la pseudo-alternance démocratique sans véritable projet.

De fait la « révolution » tunisienne a bien remis en cause les analyses des « spécialistes » ès mouvement social ou de la chose politique. Que nous enseigne « cette révolution » probablement inachevée à ce stade ?
Elle a cheminé héroïquement dans son rejet antiautoritaire du système. Il en fallait du courage et elle en a eu pour faire sauter le principal verrou : l’ancien président et sa famille immédiate. Cette première étape franchie, s’est ouverte alors la boîte de pandore faite d’inconnus, d’aspirations contradictoires sur fond de sentiment national.
A ce stade donc le mouvement social initié le 17 décembre2010 pour culminer le 14 janvier 2011 n’est en somme qu’un mouvement insurrectionnel abouti mais encore sans véritable débouché proprement révolutionnaire.
Il convient à l’affirmation de cette thèse de prendre l’histoire de la Tunisie à témoin tant pour ce qu’elle révèle directement ou indirectement par rapport à d’autres pays qui l’ont précédé dans ce processus de rupture et de substitution hégémonique.

Historiquement donc, le cheminement de la « formation sociale tunisienne » a été jalonné d’une succession de rébellions débouchant sur une mutation de pouvoirs mais toujours d’essence autoritaire. Dit autrement, le peuple s’est insurgé à maintes reprises et a réussi à mettre à bas chaque régime despotique, sans jamais pouvoir échapper à la réinstallation d’un autre de même nature, même éclairé, autrement dit sans jamais pouvoir changer consciemment et de manière volontaire le mode d’exercice du pouvoir, économique et idéologique s’entend.
Cette sécularité de lutte antiautoritaire inscrite dans les faits et par là installée dans les esprits se reflète aujourd’hui encore dans sa propre conduite du mouvement social.
Prenons tout de même la précaution d’affirmer, mais sans pouvoir ici développer plus longuement, que cette approche ne souffre d’aucune proximité avec la fameuse thèse de l’incapacité des Arabes à adopter la démocratie, qui confère à la perception occidentale de l’évolution du monde anciennement colonisé.
De fait, le processus n’a pas encore accouché de formes de luttes autonomes, largement suspectes dans l’opinion, de structures d’organisation indépendantes des appareils en place. Tout se passe donc comme si, au-delà du moment antiautoritaire réussi, cette révolution restait enfermée pour l’heure dans un imaginaire difficilement transgressable.

Il y a donc deux moments l’en-de-ça et l’au-delà, le premier franchi : éviction du tyran et de sa famille restreinte, l’autre non franchi : celui de la non remise en cause des structures multiples qui ont engendré cette domination. On conteste les hommes pas les choses.
Toutes les révolutions ont produit de nouveaux instruments de liberté et d’émancipation (destruction des anciens rapports de domination) qui ont fini par trouver leur légitimité dans de nouvelles institutions : La révolution française a produit la convention en déni du tiers-état, tandis que celle russe a fini par légitimer les soviets contre le parlement tsariste des princes koulaks. Ainsi qu’elles aient été bourgeoise ou prolétarienne, les révolutions ont toutes été marquées par l’inventivité et la création d’institutions propres à délégitimer les appareils d’Etat existants comme tout autant d’asseoir durablement une légitimité sociale nouvelle: En clair une transformation en profondeur des rapports de domination qu’entretiennent les différentes couches sociales entre elles.

De fait, dans le tumulte des mouvements sociaux observés, une large fraction de l’opinion publique semble de nouveau en appeler à une solution d’autorité, s’alimentant dans la tradition musulmane omniprésente. L’instant en témoigne, celui de la sortie des urnes.
Mais plus profondément, cette opinion publique transverse et, commune à différentes couches sociales, entretient des liens de suspicion avec tout ce qui semble remettre en cause les fondements mêmes de la société : défiance vis-à-vis de la nouvelle classe politique comme de celui de la contestation sociale. Ainsi l’aspect rebelle est bien là, personne ne s’accaparera le pouvoir durablement, réponse qui en jouxte curieusement une autre celle d’une défiance à l’égard de nouvelles formes d’émancipation contenues en prémisses dans l’expression de la contestation qui désignent bien plus que des élites corrompues. Observons que les grèves et les manifestations restent confinées aux seuls acteurs du moment, sans jamais déboucher et se fondre dans un mouvement plus large, relevant d’une solidarité consciente et active. Bien au contraire, les conflits sont perçus comme injustifiés, en dehors des acteurs eux-mêmes, souvent perçus comme des privilégiés.

La courte vie des « comités de vigilance et de protection des quartiers » forme inédite d’organisation autonome de la société, vite abandonnée au profit d’un retour de l’appareil sécuritaire témoigne aussi de cette demande de stabilité et d’ordre, au détriment de formes nouvelles d’organisation qui auraient pu connaître d’autres prolongements. Il est vrai qu’après le « spontanéisme » relatif de cette insurrection, le peuple s’est tourné vers les forces les plus organisées. L’islamisme politique a ainsi pu donner corps à un imaginaire enfoui du ressentiment et du dénigrement de la société, relativement clos, dans la critique des personnes et non des structures. La moralisation a fini par gagner toute l’opinion.
L’abondance des théories du complot comme des supposées manipulations de la Kasbah, du comité de protection de la révolution, ou celles des troubles sociaux recouvrent si besoin aussi cette demande de retour à l’autorité assez diffuse dans la société.
Cet imaginaire du besoin de stabilité est également partagé par un mouvement d’opposition certes historiquement limité, inquiet de la tournure prise par les événements, et dont les composantes en appellent à la « démocratisation » de l’Etat, se méfiant des mouvements autonomes à l’instar d’une centrale syndicale rechignant à légitimer toutes sortes de mouvements dont celui des chômeurs diplômés. Changer de pouvoir sans modifier les rapports de pouvoir profonds ancrés au plus profond de la société est manifestement une illusion, une chimère.
Les partis modernistes et progressistes ont ainsi, mais à leur manière, emboité le pas à cette demande d’ordre et de stabilité limitant le spectre des possibles à la seule option électoraliste, « de la politique » de l’Etat de droit (sic), éludant au passage la question bien plus « du politique », celles des rapports de domination profondément ancrés et leurs mécanismes de renouvellement. Pouvait-il en être autrement compte tenu de ce qu’ils sont.

M Yadh Ben Achour a raison de dire que « les révolutions appartiennent rarement à ceux qui la font, et qu’ils en sont souvent les victimes ». Certes, mais les oubliés et les indignés souvent abstentionnistes pourraient, peut être, relever cette gageure révolutionnaire, en arrivant à imposer leurs propres figures emblématiques et dirigeantes, et leur propre mode de dépassement des rapports de domination tant économiques qu’idéologiques.

*Docteur d’Etat en économie du développement
16/11/2011 | 1
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