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Tribunes
Jeux de guerre en Libye : dangers pour la Tunisie
06/02/2018 | 20:40
17 min
Jeux de guerre en Libye : dangers pour la Tunisie

 Mehdi Taje *

 

A la charnière du Maghreb et du Machrek, porte d’entrée vers l’Afrique, riche en ressources énergétiques (pétrolières et gazières), la Libye occupe une position de carrefour stratégique hautement convoité. En violation flagrante de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU en date du 17 mars 2011, la France, la Grande-Bretagne puis l’OTAN menèrent une action militaire d’envergure ayant pour objectif final recherché un changement de régime en Libye et l’élimination du Colonel Kadhafi. Le Président tchadien Idriss Déby abonde en ce sens en soulignant le 16 décembre 2014 : « l’objectif de l’OTAN était d’assassiner Kadhafi. Cet objectif a été atteint ».

 

La face cachée de l’iceberg

Lors de sa visite d’Etat en Tunisie, le président français Emmanuel Macron a surpris son auditoire en soulignant le 1 février 2018 la responsabilité de la France et des Occidentaux dans la situation chaotique que traverse la Libye : « nous avons collectivement plongé ce pays depuis des années dans l’anomie sans pouvoir régler la situation (…) quoique l’on pense d’un dirigeant, on ne peut se substituer à la souveraineté d’un peuple pour décider de son futur (…) l’idée que l’on règle la situation d’un pays de façon unilatérale et militaire est une fausse idée ». Dans un ouvrage récemment paru, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières (MSF) et professeur à l’université de Manchester, reprend les évaluations de Patrick Haimzadeh, militaire français et fin connaisseur de la Libye, lors de l’intervention française puis de l’OTAN devant éviter un génocide à Benghazi : « la trentaine de chars disposés à l’entrée de la ville ne constituait aucune menace mortelle. La rébellion armée, dans cette ville très étendue d’un million d’habitants, était parfaitement à même de protéger son périmètre (…) quant à la prétendue colonne de chars qui se dirigeait vers la ville, personne ne l’a vue. A supposer qu’elle ait existé, il était possible de la dissuader par des survols et de simples tirs d’arrêt ». Cette « erreur d’appréciation » reprise en boucle par des médias tous sur la même ligne afin d’insuffler une pensée dominante visait à légitimer l’intervention militaire et le changement de régime s’inscrivant dans des considérations personnelles liées à la présidence Sarkozy et poursuivant des objectifs stratégiques loin de toute considération humanitaire. Deux autres erreurs d’appréciations ont justifié l’intervention : l’attaque de manifestants à Tripoli par des avions de chasse de Kadhafi amenant le président Sarkozy, le premier ministre Cameron et le président Obama à s’exprimer en ces termes : « un chef d’Etat qui envoie son aviation contre son propre peuple n’est plus digne de gouverner : il doit partir … ». Cette attaque n’a jamais eu lieu et fut ce que nous considérons aujourd’hui comme une fake news initiée par la chaine qatarie Al-Jazeera.

A l’instar des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein et jamais retrouvées, simple alibi justifiant l’invasion puis la destruction de l’Irak, le contrôle et la manipulation des opinions publiques constituent un élément indispensable des nouvelles guerres visant à reconfigurer des théâtres jugés stratégiques ; parution d’une information portée par le représentant de la Ligue Libyenne des Droits de l’Homme faisant état de la présence de charniers à Tripoli et Benghazi où 6000 morts auraient été ensevelis en 10 jours. Même scénario, l’information était fausse. A juste titre, Régis Debray dit : « on voit ce qu’on croit ». Devançant les propos du président Macron, un rapport parlementaire britannique paru en septembre 2016 a souligné l’inexactitude de ces informations : « selon ce rapport réalisé par une commission parlementaire des affaires étrangères, composée en majorité de conservateurs, l'intervention occidentale en Libye, qui permit la chute du raïs Kadhafi, était fondée sur des « postulats erronés ». D'opération limitée destinée à protéger les civils, elle s'est transformée en une « politique opportuniste de changement de régime »[1]. Par ailleurs, le président Obama a reconnu, le 10 avril 2016, que ne pas avoir prévu de suivi après l’intervention militaire en Libye constituait « la plus grande erreur de sa carrière ».

En réalité, loin de toute « responsabilité de protéger », les objectifs prioritaires de cette vaste manœuvre guerrière consistaient principalement à : éliminer le Colonel Kadhafi susceptible d’entraver les objectifs stratégiques poursuivis par les puissances occidentales s’étendant au Maghreb et au Sahel africain, s’assurer le contrôle des ressources pétrolières et gazières et évincer les puissances rivales, notamment la Russie et la Chine, etc. Par ailleurs, des considérations de politique intérieure, voire personnelle, s’ajoutent également à des enjeux gaziers visant à contrôler l’approvisionnement en gaz des pays de l’UE trop dépendants des approvisionnements russes. Cette géopolitique des tubes s’est également étendue à la sphère moyen-orientale, notamment dans le cadre de la guerre en Syrie.

Depuis lors, la Libye a basculé dans le chaos et s’érige en foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel, notamment la Tunisie voisine.

 

Le retour des jihadistes, futur nid de guêpes ?

Suite aux revers enregistrés par Daesh en Syrie et en Irak, le reflux des jihadistes fut anticipé par le chef d’état-major de l’armée américaine et par le sénateur John McCain appelant à une intensification de la présence militaire américaine au Sahel et plus globalement en Afrique qualifiée de « pivot vers l’Afrique ». La manœuvre prend forme, les jalons sont posés les uns après les autres ! Peu à peu, des bases militaires, des points d’appui, des sites de pré positionnement de matériel et de forces spéciales légères et souples et de « contractors » chargés de recueillir du renseignement sont établis tout le long de la bande sahélo-saharienne, au Maghreb et plus globalement en Afrique selon la stratégie dite du « nénuphar ». Le 5 octobre 2017, l’embuscade à la frontière entre le Mali et le Niger ayant couté la vie à 4 bérets verts américains et à 5 soldats nigériens révélait la présence d’environ 1000 soldats américains au Niger avec bases de drones appelés à être armés à Niamey et à Agadez. Le Niger, idéalement situé au centre de la bande sahélo-saharienne (BSS) s’érige en Etat pivot de la présence militaire étrangère. Le nombre de soldats américains déployés et impliqués dans les opérations de combat est bien plus important que révélé par les sources officielles. Comme le souligne Leslie Varenne, Directrice de l’IVERIS[2], « en 2006, seulement 1% de tous les commandos américains déployés à l’étranger se trouvaient en Afrique. En 2010, ils étaient 3% ; en 2016, ce nombre avait bondi à plus de 17%.» (2). Le Pentagone reste très discret, secret sur son engagement dans cette partie du monde. Officiellement, ils seraient 6000 G.I. dispatchés sur tout le continent, mais ce chiffre est, sans aucun doute, fort éloigné de la réalité (3). En effet, la base de Djibouti héberge 4000 soldats, le Niger en compte, à lui seul, 1000 et les militaires américains sont présents dans au moins vingt pays (4-5). Le compte n’y est pas…. »[3].

Certes, le terrorisme djihadiste est bien réel et constitue une menace majeure. Sur le plan géopolitique, il n’en demeure pas moins un bruit de fond appelé à s’inscrire dans la durée mais incomparable, en terme d’impact, face à une dynamique telle que l’irrésistible montée en puissance de la Chine amenée à bouleverser les équilibres de force à l’échelle planétaire. Tout en subissant des défaites, le terrorisme jihadiste ne va pas pour autant disparaître. Tel un virus, il va muter, se reconfigurer, se disséminer et se redéployer sur de nouveaux théâtres tirant profit de contingences locales propices à son implantation et de l’appui d’acteurs étatiques et non étatiques lui apportant un soutien en tant qu’auxiliaire de vastes manœuvres stratégiques ciblant des puissances rivales. Nous sommes dans la logique de guerres par « proxi » à l’image des mercenaires de la Rome antique. Des logiques géopolitiques et des rivalités de puissance sont à l’œuvre. Tout en proliférant sur un terreau fertile et différencié selon les théâtres géographiques, le terrorisme n’est souvent que la « surinfection d’une plaie » obéissant à des calculs stratégiques d’acteurs étatiques régionaux et d’envergure internationale et d’acteurs non-étatiques poursuivant des objectifs stratégiques, criminels et mafieux. Afghanistan, Asie Centrale, Caucase, « étranger proche russe », périphéries chinoises (Asie du Sud-Est, Myanmar, etc.), Libye et bande sahélo-saharienne sur le flanc sud de la Tunisie et de l’Algérie semblent constituer les futurs foyers de ce redéploiement. Combiné au danger migratoire sur fond de dénonciation d’esclavagisme avéré en Libye, ce retour téléguidé d’éléments djihadistes aguerris au combat en Libye et au sein de la bande sahélo-saharienne visera à justifier une pénétration militaire croissante des Etats-Unis en concurrence avec d’anciennes puissances coloniales, dont la France. Italie et Allemagne au Niger, Grande-Bretagne au Mali, etc. révèlent la militarisation croissante de notre flanc sud, notre ceinture de sécurité. L’objectif premier demeure néanmoins l’évincement des puissances rivales quant à l’accaparement des ressources stratégiques, principalement la Chine et la Russie. Parallèlement, dans le cadre d’un potentiel ciblage de l’Algérie, la manœuvre d’encerclement est établie. Cette exacerbation des rivalités de puissance dans notre voisinage menace directement la sécurité nationale tunisienne.

Néanmoins, en dépit de la défaite de Daesh à Syrte, le retour de jihadistes des théâtres syriens et irakiens est mis en exergue par de multiples analystes et think thank. Smaïl Chergui, responsable de la commission en charge de la paix et de la sécurité au sein de l’Union Africaine (UA) affirme : « ils seraient près de 25.000 jihadistes à se préparer à revenir en Afrique, certains sont déjà arrivés au Sahel ». S’exprimant également lors de la 28ème conférence de l’UA achevée le 29 janvier 2018, le premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia, a relevé que ce retour était susceptible de redonner un nouveau souffle aux groupes terroristes parcourant la bande sahélo-saharienne. Parallèlement, le journal britannique The Sun révélait le 23 janvier 2018 que « Al-Baghdadi, Calife autoproclamé de Daesh, « aurait quitté l’Irak pour se réfugier quelque part dans le nord du Tchad ou dans la zone frontalière échappant à tout contrôle entre l’Algérie et le Niger, voire dans le sud de la Libye ». Certaines sources révèlent, dans le contexte de la mise en place de la force militaire conjointe du G5 Sahel, l’alliance de groupes terroristes au Sahel sous la bannière d’Etat Islamique dans le Grand Sahara (EIGS) dirigé par Abou Walid Sahraoui. Il convient néanmoins de ne pas sous-estimer le poids des groupes affiliés à Al-Qaida entité historique, notamment de l’AQMI et de rivalités aspirant à s’assurer le contrôle des populations et des trafics sur fond de résonnance médiatique.

Parallèlement, selon un rapport du Washington Institute For Near East Policy (Winep), « The Others : Foreign Fighters in Libya »[4] publié en janvier 2018, le théâtre libyen représente la quatrième plus importante vague jihadiste après la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak. A l’instar de nombreuses sources quant à la Syrie, le rapport révèle que les Tunisiens constituent le plus important contingent de jihadistes présents en Libye. Leur nombre est évalué à 1500. A titre indicatif, il dénombre 300 Marocains, 130 Algériens, 112 Egyptiens, 100 Soudanais, 900 en provenance d’Afrique subsaharienne, 66 Français, etc. Ce nombre de Tunisiens représente une menace majeure quant à la sécurité nationale du pays[5]. Avons-nous une stratégie globale, interministérielle, inclusive et participative, conjuguant hard et soft power afin de faire face au retour de ces foreign fighters ? Avons-nous une stratégie globale de prévention de la radicalisation des jeunes tunisiens ?

[6]

Enfin, The Guardian mentionne qu’une note d’Interpol du mois de novembre 2017 adressée à l’attention de nombreux services de renseignements européens signale la présence possible de 50 jihadistes tunisiens appartenant à Daesh en territoire italien. L’article du Guardian[7] souligne la sophistication des embarcations employées par les Tunisiens pour gagner l’Italie. Partis de Ben Guerdène, ces éléments se seraient infiltrés parmi des migrants entre les mois de juillet et octobre 2017 pour arriver en Sicile. Cette information a été vivement démentie par les autorités tunisiennes le 31 janvier 2018.

Il n’en demeure pas moins que la Libye constitue un épicentre du jihadisme à l’échelle régionale, une porte d’entrée vers le théâtre sahélien et vers le voisinage tunisien et maghrébin justifiant un état d’alerte anti-terroriste permanent.

Le 7 mars 2016, l’attaque de Ben Guerdène en Tunisie a démontré, quant à la sécurité nationale tunisienne, l’acuité et la gravité des menaces en provenance d’une Libye non stabilisée. La jonction entre des groupes terroristes présents en Libye, des Tunisiens de retour s’établissant dans des camps d’entrainement en territoire libyen et les foyers terroristes persistants dans les monts Chambi, Sammama, etc. et des cellules dormantes en Tunisie pourrait déboucher sur des attaques multiples harcelant et dispersant les forces de sécurité et l’armée nationale. L’exacerbation des tensions et des conflits entre milices visant à s’assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance des islamistes radicaux et du terrorisme menace durablement l’unité de la Libye et la stabilité de la Tunisie, notamment des régions frontalières aux équilibres ethniques et sécuritaires fragiles.

Par ailleurs, si les forces hostiles aux islamistes en Tripolitaine se renforcent dans le giron du Maréchal Haftar, toute la région frontalière pourrait basculer dans une guerre pour le contrôle de la Tripolitaine, engendrant une déstabilisation de nos zones frontalières. Depuis l’expiration des accords de Skhirat le 17 décembre 2017, en dépit de la persistance de foyers terroristes en Cyrénaïque, le Maréchal Haftar renforce ses positions et s’érige en acteur incontournable de la scène libyenne. Dans une interview accordée au magazine Jeune Afrique en date du 5 février 2018[8], il affirme contrôler 90% du territoire libyen et souligne l’impératif du rétablissement de la sécurité avant la tenue de toute élection. Cet impératif passe par le déploiement de l’armée qu’il contrôle. La menace est à peine voilée : « certes nous gardons espoir mais notre patience a des limites. Si cette voie se confirme être une impasse, nous avons dans les 10 % du territoire qui nous échappent des cellules dormantes qu’il sera facile d’activer ». La Tunisie devra s’assurer le contrôle de verrous stratégiques tout le long de la frontière. Il sera également incontournable d’opérer une veille permanente, analysant le jeu des acteurs toujours mouvant et volatil et d’opérer des alliances durables avec des entités libyennes en mesure d’éviter une contagion en territoire tunisien. Ainsi, il convient d’anticiper les coups adverses et les jeux des uns et des autres afin de se positionner au mieux. La montée des tensions entre les deux camps en Tripolitaine est actée. L’assassinat du maire de Misrata au cours du mois de décembre 2017 aspirant à opérer un rapprochement avec Haftar marque une radicalisation de l’aile dure misratie. De plus, le 5 janvier 2018, le chef militaire zinten, Oussama al-Jouili, s’émancipe de Al-Sarraj et prend le contrôle du poste frontalier de Ras Jdir. Ce chef militaire est proche des Emirats Arabes Unis qui l’incitent à se rapprocher de Haftar[9]. Hormis renforcer ses positions afin de mieux peser sur l’issue du dialogue politique, rien n’exclue, à la faveur d’un franc soutien russe, égyptien et émiratis contournant l’embargo sur les armes et le veto des puissances occidentales, une offensive surprise du Maréchal Haftar visant en premier lieu Tripoli pour ensuite encercler le bastion misrati.

En définitive, les menaces projetées par le théâtre libyen sont multiples : soutiens divers de groupes terroristes libyens ou réfugiés en territoire libyen à des mouvements radicaux tunisiens, base de repli, d’entraînement et d’organisation pour des groupes terroristes tunisiens, infiltration d’éléments terroristes, d’armes et de trafics divers, enlèvement et assassinat de ressortissants tunisiens, basculement de la Libye dans une guerre civile généralisée engendrant un vaste mouvement de réfugiés vers le territoire tunisien, partition de l’entité libyenne suivant des lignes de fracture historiques, connexions avec les différents foyers de crise embrasant le flanc sud sahélien, contagion de combats d’envergure en Tripolitaine, exportation des combats entre différentes factions libyennes en Tunisie à la faveur des Libyens résidant en Tunisie constituent autant de danger auxquels sont confrontés les autorités tunisiennes. Parallèlement, la détérioration de la situation en Tripolitaine se traduisant par une fermeture durable des frontières affecterait directement les régions frontalières tunisiennes aux équilibres précaires vivant principalement des trafics illicites et de la contrebande. Cet état de fait pourrait engendrer une flambée de violence et des révoltes sociales difficilement maîtrisables.

 

Jeu de guerre : exacerbation des rivalités de puissance à l’échelle régionale

Du fait des ingérences étrangères, la Libye est projetée au cœur d’un grand jeu à l’échelle régionale et mondiale dépassant les considérations intérieures : évincement de puissances rivales, luttes d’influence entre soutiens et adversaires des révolutions arabes et des Frères musulmans, affrontements par milices interposées entre les monarchies du Golfe, contrôle des richesses libyennes et sahéliennes, reconfiguration des rapports de force à l’échelle du Maghreb, etc. Elle s’inscrit dans la vaste manœuvre conceptualisée par certaines officines néoconservatrices d’essence anglo-saxonnes visant à contrarier à tout prix toute union du monde arabe, cette ceinture verte constituant une large bande de ce que nommait le célèbre géopoliticien américain Spykman, le Rimland ou rivage du continent eurasiatique, dont il convient de s’assurer le contrôle afin de contenir les puissances révisionnistes, la Russie et surtout la Chine. Cette stratégie s’étend à la sphère maghrébine. L’instabilité libyenne représente ainsi une menace majeure quant à la consolidation du processus démocratique tunisien. Par ailleurs, la multiplicité des acteurs impliqués dans les négociations politiques et la non convergence de leurs intérêts stratégiques laissent peu d’espoir quant à leur réussite.

La Libye, porte d’entrée vers la profondeur sahélienne riche de ressources convoitées, acquière une dimension stratégique centrale. Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante et durable de la zone afin d’asseoir leur contrôle et d’évincer les puissances rivales (Chine, Russie, Inde, Brésil, Turquie, Iran, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses du Sahel et du Maghreb. En outre, se positionner militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l’océan Atlantique à la mer Rouge offre la double faculté de peser sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest.

Plus précisément, fournisseur prépondérant d’énergie à l’horizon 2030, le Sahel suscite des rivalités pour le contrôle des gisements (lieux de production), enjeu majeur, mais également des itinéraires d’évacuation dessinant jour après jour une nouvelle géopolitique des tubes. Une superposition de la carte des conflits et des ressources est édifiante.

Deux projets assortis de dispositifs diplomatiques et militaires s’affrontent sur fond d’enjeux énergétiques au sein du couloir sahélien : un projet chinois visant à désenclaver les richesses pétrolières et minérales du Sahel à travers Port Soudan vers la mer Rouge suivant un axe horizontal depuis la Mauritanie (dans ce cadre s’inscrit la volonté de connecter le pétrole nigérien au pétrole tchadien), et un projet occidental visant à désenclaver les richesses à travers le Golfe de Guinée. Le projet de route de la soie porté par Pékin aspirant en Afrique à connecter l’Océan Atlantique depuis le Nigéria à l’Océan indien érige le Tchad en Etat pivot. Cette orientation exacerbera les rivalités de puissance. Ce double tropisme pourrait également être bouleversé par la puissance établissant son influence en Libye : la jonction entre les ressources libyennes et sahéliennes (éventuelle prolongation du Green Stream reliant la Libye à la Sicile vers l’oléoduc Doba Kribi désenclavant le pétrole tchadien vers le Golfe de Guinée), pourrait également aboutir, à travers le point d’appui libyen, à la création d’une ouverture sur la Méditerranée.

La Russie a opéré depuis l’année 2015 un retour en force politique et militaire au Moyen-Orient et plus globalement en mer Méditerranée. Après avoir sécurisé le couloir stratégique reliant l’Iran à la Méditerranée évitant une déstructuration de l’Etat syrien, Moscou renforce sa présence militaire en s’assurant des points d’appui militaires en Egypte et demain certainement en Cyrénaïque à Benghazi et en Algérie. A moyen-terme, à la faveur de son relatif désengagement de la scène syrienne, un engagement militaire plus prononcé de la Russie en Libye n’est pas à exclure afin de contenir le chaos libyen et d’éviter un scénario à l’irakienne en Libye et à la syrienne en Algérie. Des frappes contre la réimplantation d’éléments jihadistes pourraient en constituer le prélude. Son habile positionnement en RCA[10] répond également à cet impératif établissant une jonction avec le Soudan du Nord et contrariant les visées de certaines puissances occidentales. Néanmoins, dans cette vaste partie d’échecs, une intervention militaire russe en Libye pourrait inversement précipiter une partition du pays, Moscou établissant un « protectorat » sur une Cyrénaïque tournée vers l’Egypte abandonnant une Tripolitaine et un Fezzan livrés au chaos aux puissances occidentales elles-mêmes en rivalités (à titre illustratif, rivalité France et Italie) . En prospective, il convient de garder à l’esprit que tout est possible et qu’il convient d’écarter ses propres certitudes et « d’oser penser l’impensable ». A ce stade, partition de la Libye suivant des lignes historiques, guerre civile généralisée à l’image de la Syrie débouchant sur un partage de zones d’influences, émergence d’un régime militaire autoritaire à l’égyptienne, réaffirmation d’un compromis tribal brisé par l’intervention militaire de l’OTAN, naissance d’une fédération libyenne sauvegardant son unité, etc. sont autant de scénarios concevables quant à l’avenir de la Libye.

 

Conclusion

A titre de conclusion, la problématique libyenne pourrait être résumée en ces interrogations majeures : comment organiser une cohabitation entre le centre et les périphéries, c’est-à-dire comment articuler la répartition du pouvoir politique et des revenus des richesses pétrolières et gazières à un niveau local tout en conservant un pouvoir central doté d’un minimum de prérogatives régaliennes ? Quel sera l’équilibre des forces émergeant de la lutte entre les puissances pesant traditionnellement sur la scène libyenne et les nouvelles puissances (Russie, Chine, Inde, Corée du Sud, Turquie, etc.) ? Cet équilibre préservera-t-il l’unité de la Libye via un « understanding » de partage des ressources pétrolières et gazières ? Quel système de gouvernance édifier en mesure de surmonter l’inadéquation du modèle occidental du « one man, one vote »[11], la démocratie individuelle étant incompatible avec la réalité tribale libyenne ? Le retour au réel est toujours incontournable.

Dans ce contexte, plus globalement, la sécurité de la Tunisie et son essor économique sont intimement liés à l’évolution de la scène maghrébine et à l’édification du Grand Maghreb. Les initiatives passées ayant toutes buté sur la complexité du théâtre, la Tunisie doit faire preuve d’audace et porter cette ambition. « Il s’agit de l’ériger en priorité nationale. Afin de surmonter les rivalités, Tunis pourrait lancer une initiative visant à promouvoir, sans parti pris, une collégialité stratégique jetant les bases d’un Maghreb équilibré. Le dénominateur commun doit être d’abaisser le niveau des tensions régionales. Dans un contexte marqué par la vulnérabilité croissante de l’ensemble des pays maghrébins, il s’agit, pour la Tunisie, d’amener les autres pays, via une diplomatie plus active, à jeter les bases d’une entente régionale pragmatique, visible et manifeste aux yeux de l’Occident, de l’Afrique et des pays asiatiques. Ce Maghreb devra assumer sa sécurité et se prendre en charge afin de répondre collégialement aux défis et aux menaces et entraver les ingérences étrangères risquant de le déposséder des clefs de son avenir. Trois dossiers prioritaires devront sceller cette collégialité maghrébine : le règlement de la question libyenne ; une convergence de vue et d’action sur les problématiques caractérisant la scène sahélienne et l’élaboration d’une stratégie commune de gestion du retour des « foreign fighters » et de prévention de la radicalisation des jeunes »[12].

 

* Géopoliticien et prospectiviste, Directeur de Global Prospect Intelligence

 

[1] « Royaume-Uni : un rapport parlementaire éreinte Sarkozy et Cameron pour l'intervention en Libye », Eugénie Bastié, Le Figaro, 14 septembre 2016, consultable au lien suivant : http://www.lefigaro.fr/international/2016/09/14/01003-20160914ARTFIG00259-royaume-uni-un-rapport-parlementaire-ereinte-sarkozy-et-cameron-pour-l-intervention-en-libye.php

[2] Institut de Veille et d’Etude des Relations Internationales et Stratégiques.

[3] « L’Afrique de l’Ouest dans l’œil du cyclone US », Leslie Varenne, reseauinternational.net, 2 novembre 2017, consultable au lien suivant : http://reseauinternational.net/l-afrique-de-louest-dans-loeil-du-cyclone-us/

[4] Ce rapport est consultable au lien suivant : http://www.washingtoninstitute.org/uploads/PolicyNote45-Zelin.pdf

[5] Voir RFI au lien suivant : http://www.rfi.fr/afrique/20180129-tunisiens-contingent-jihadiste-libye

[6] « The Others : Foreign Fighters in Libya », Aaron Y. Zelin, Winep, PN45, janvier 2018, p.14. consultable au lien suivant : http://www.washingtoninstitute.org/uploads/PolicyNote45-Zelin.pdf

[7] Cet article est consultable au lien suivant : https://www.theguardian.com/world/2018/jan/31/interpol-circulates-list-of-suspected-isis-fighters-believed-to-be-in-italy

[8] Consultable au lien suivant : http://www.jeuneafrique.com/mag/507758/politique/khalifa-haftar-la-libye-nest-pas-encore-mure-pour-la-democratie/

[9] Voir Maghreb Confidentiel, N°1276, 11 janvier 2018, p.4.

[10] République Centrafricaine.

[11] Pour de plus amples détails, consulter : Afrique Réelle, Bernard Lugan, N°88, avril 2017.

[12] Pour de plus amples détails, consulter l’Etude « La Tunisie en 2025 », ITES, janvier 2017 consultable au lien suivant : http://www.ites.tn/la-tunisie-en-2025/

06/02/2018 | 20:40
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