Habib Bourguiba, l'idole des jeunes…
Adoré et admiré, mais aussi critiqué et haï, force est de reconnaître que Habib Bourguiba a marqué l’histoire. Près de 60 ans après la proclamation de la République tunisienne en 57, celui qu’on surnomme aujourd’hui encore « le combattant suprême » continue d’influencer la Tunisie et d’agir sur le processus de transition politique dans le pays. Alors qu’on célèbre aujourd’hui son 112ème anniversaire, à titre posthume, Habib Bourguiba et son projet de société restent aujourd’hui au cours de l’actualité tunisienne même si la jeunesse d’aujourd’hui, notamment, ne lui reconnait pas forcément que des mérites…
15 ans après sa mort, Habib Bourguiba n’a jamais été aussi vivant. Dans la Tunisie post-révolutionnaire secouée par des questions liées à l’identité, à l’éducation, à la place de la femme dans la société, à l’islam et l’islamisme, aux disparités régionales, au développement économique et au rôle même de l’Etat, le bourguibisme est brandi par nombreuses parties comme la clé. Un courant de pensée et une vraie vision politique qui se présentent comme la solution « moderne » à la crise que connait le pays aujourd’hui. Une solution qui présente tout de même ses contradictions car faite d’un fort autoritarisme qui n’a plus sa place aujourd’hui dans la Tunisie post-révolutionnaire.
Après la révolution, si les anciennes générations jurent par une affiliation, parfois même inconditionnelle, au bourguibisme, les jeunes pratiquent aujourd’hui pleinement leur droit de critique et appellent à un inventaire dans le cadre de la justice transitionnelle. Car même si Bourguiba, l’intouchable, constitue une espèce de charte nationale, aujourd’hui, et que le critiquer est un véritable tabou, il ne faut cependant pas oublier que Bourguiba, en a persécuté plus d’un.
En parfait homme à poigne, les partisans de la gauche, les islamistes et les yousséfistes en ont énormément souffert sous le règne de Bourguiba. C’est aussi sous Bourguiba que 129 personnes ont été exécutées, entre 1956 et 1987. « Bourguiba était un inconditionnel de la peine de mort, en matière politique comme en matière de droit commun » (Le syndrome de Siliana). Mais Bourguiba reste aujourd’hui plus critiqué par les islamistes que par les factions de gauche qui refusent de se rebeller contre l’héritage bourguibien par esprit d’union contre l’islamisme et le terrorisme. Les islamistes ont, en effet, été aussi bien persécutés sous Bourguiba que sous Ben Ali.
Mais au-delà des luttes idéologiques, les émeutes du 14-janvier 2011 ont soulevé de réelles problématiques liées aux disparités économiques et sociales régionales et au régionalisme prévalant dans le pays depuis Bourguiba, qui avait clairement favorisé sa région natale, le Sahel, au détriment de l’intérieur du pays et du Sud. Des disparités qui se cachent derrière la façade d’un pays émergent en plein développement en se basant sur le clientélisme, le libéralisme et un tourisme de masse.
Il est important aujourd’hui de « restituer ce type de leader [Bourguiba] dans son époque » comme le souligne l’historienne Jocelyne Dakhliya, anthropologue du Maghreb et directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, dans une interview accordée au quotidien « L’Orient le jour ». L’époque qui a fait toute la gloire de Bourguiba est en effet un cadre particulier de construction nationale et de décolonisation qui imposait une certaine forme d’autoritarisme pour « modeler de ses mains une nouvelle société ». A l’image d’un Kemal Ataturk, qui a inspiré Bourguiba, le réformisme bourguibien était fait, entre autres, de scolarisation et d'émancipation des femmes. Des accomplissements qu’on lui reconnait aujourd’hui et qui font la fierté de la société tunisienne mais qui ne peuvent plus constituer la réforme demandée par la Tunisie d’aujourd’hui.
Le bourguibisme, fédérateur certes, mais évidemment autoritaire et dictatorial, doit être clairement inscrit dans une logique appartenant au passé. « La nostalgie de Bourguiba, si forte ces dernières années, s'est amplifiée comme un moyen de contrer les islamistes alors qu'ils étaient au pouvoir, mais aussi comme un paravent pour des partisans de Ben Ali, un moyen pour eux de reprendre leur place dans la vie publique et politique », rétorque l’historienne.
Cependant, ce n’est pas parce que la figure de Bourguiba est anachronique qu’il faut l’oublier pour autant. L’héritage bourguibiste a toute sa place dans le débat politique actuel et la révolution tunisienne l’a, contre toute attente, propulsé au devant de la scène. Les Tunisiens qui ont, par cette même révolution, chassé le dictateur corrompu Ben Ali, n’ont pas encore eu l’occasion de faire leur deuil de Bourguiba. Même si le « combattant suprême » était un dictateur (cela personne ne peut le nier), sa mort honteusement minimisée par Ben Ali, lui a donné une nouvelle aura et la Tunisie reste aujourd’hui attachée à cette image de « père de la nation » charismatique qui saura fédérer toute une nation.
« Seule la force de l’Etat peut garantir la sécurité et le bien-être des individus et donner un contenu réel aux notions de progrès et de civilisation […] L’homme pour s’élever et prospérer doit vivre à l’abri d’un pouvoir juste et fort » (Le discours du Bardo, 1er juin 1959 / le syndrome de Siliana). Cependant, des discours pareils ont-ils toute leur place aujourd’hui ?
Synda TAJINE