En Tunisie, la science et le savoir sont humiliés !
Un docteur, c’est plus de 10 ans d’études après le Bac, des publications scientifiques sur des revues mondialement reconnues, un nombre d’heures incalculables passées à étudier pour comprendre l’univers qui nous entoure. Il s’agit de personnes dont la valeur n’est plus à prouver !
En Tunisie, ces personnes luttent pour leur survie, beaucoup d’entre elles, fuient le pays. On parle alors de fuite des cerveaux. Ce mois de mars 2017, docteurs et chercheurs tunisiens ont manifesté en masse dans les principales villes, pour dénoncer l’humiliation publique qu’ils subissent. Est-ce là un signal de la faillite définitive et irréversible d’un système ?
« Nous avons entre 35 et 45 ans. Plusieurs d’entre nous sont sans travail depuis des années. Vous nous demandez d’attendre les réformes, mais moi, je me demande quand est ce que je vais commencer à produire ce pourquoi j’ai été formé pendant plus de 30 ans ! Je suis presque à l’âge de la retraite à présent ». C’est en criant, qu’un docteur en biologie a clamé ces mots hier, lundi 10 avril, dans la salle Ahmed Zouaghi, de la Faculté des Sciences de Tunis. En face de lui, le secrétaire d’Etat chargé de la Recherche scientifique, Khalil Amiri.
Cette entrevue qui avait été prévue suite aux manifestations qui ont éclaté le 13 mars à Bizerte, Sfax et dans plusieurs autres villes, devait mettre face à face docteurs et responsables ministériels ainsi qu’élus de l’Assemblé des représentants du peuple (ARP). Objectif, discuter des futures réformes annoncées par le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et des mesures qu’il faut prendre d’urgence en faveur de milliers de scientifiques tunisiens aujourd’hui sur la sellette.
Au final, des professeurs universitaires de renom comme Amel Gaied, qui ont donné de leur vie pour former les docteurs et chercheurs présents dans l’amphithéâtre, ont eu comme unique interlocuteur M. Amiri. Les élus ne se sont pas présentés à la plénière ! Tour à tour, les présents ont pris le micro et ont essayé d’expliquer leur désarroi. Il en a résulté un plaidoyer glaçant !
Sans couverture sociale aucune, avec une bourse d’étude de 250 dinars par mois qu’il percevront seulement durant les 3 premières années de leur parcours, les doctorants en Tunisie n’ont toujours pas de statut légal. Sur leur carte d’identité il y a écrit : « travailleur journalier », au mieux « prestataire de service », s’ils ont la chance de travailler dans un laboratoire sous-équipé de la faculté. « Une honte pour la République » s’est écrié un chercheur lors de son intervention : « Je ne sais pas si dans ces conditions on pourra parler encore de recherche scientifique ».
Depuis 2010, la faculté tunisienne a formé quelques 4.000 docteurs dans différents domaines. Aujourd’hui, plus de 3.000 sont au chômage ! Jugés surqualifiés pour des postes en entreprise, ces scientifiques, reconnus comme tels par des instances internationales, attendent désespérément dans le noir, des fonds débloqués par l’Etat dans le but de faire de la recherche.
Lors d’une interview accordée à Business News en décembre 2016, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Slim Khalbous, avait déclaré : « La recherche scientifique ne manque pas d’argent, elle manque de bonne gouvernance ». Sur ce point, M. Khalbous explique que quantitativement le budget a baissé de peu.
« Mais là n’est pas le problème ! Le vrai problème est celui de la gouvernance. Nous avons aujourd’hui des centaines de millions de dinars qui ont été attribués à la recherche durant les 5 ou 6 dernières années. Cet argent est aujourd’hui bloqué dans des comptes et on n’arrive pas à y accéder vu les différents blocages bureaucratiques. C’est aberrant toute cette standardisation et règles de l’administration publique que nous avons. Ça nous freine ! Réformer la gouvernance publique est par ailleurs une des priorités de ce gouvernement ».
Evoquant cette standardisation « dangereuse », le professeur en génétique, immunologie et pathologie humanitaire au sein de la Faculté des Sciences de Tunis, Amel El Gaied, a expliqué qu’au jour d’aujourd’hui, la loi reconnait seulement les tests génétiques effectués par des médecins, alors que ce type de tests est, selon la science, du ressort des généticiens et autres chercheurs en laboratoires. « Nous sommes les plus qualifiés pour faire ces tests et nous trouvons ça aberrant que la législation ne le reconnaisse pas » a-t-elle dit devant ses anciens étudiants.
De cette matinée « discussion », les docteurs et professeurs ont finalement demandé au secrétaire d’Etat présent, de faire parvenir leurs voix aux responsables. Ils demandent, légitimement, de prendre part aux commissions qui doivent être mises en place pour démarrer les réformes. Sans leur contribution, il parait évident que leur portée sera limitée.
Les meilleures universités tunisiennes sont aujourd’hui classées à la 948ème place du « ranking » mondial. Avec 281 laboratoires de recherches souséquipés concentrés dans les grandes villes et un budget de recherche de 330 MD, le secteur est sinistré. Loin derrière l’Arabie Saoudite et proche du rang de l’Ethiopie en la matière, la Tunisie est condamnée à rester à la traine des nations. Face à cette situation, le discours politique dans lequel on parle de remplir « les couffins des Tunisiens » ou encore d’un fond « Karama », est humiliant, font savoir nos scientifiques. Hier, l’élite du pays a été ignorée par les élus de la République. Le moral est à plat !