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Chroniques
Un « Monde » nous sépare *
13/05/2012 | 1
min
Un « Monde » nous sépare *
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Par Radhouane Somaï

Trois mois passés dans les rédactions du Monde réconcilient avec les fondamentaux du métier. L’exercice du journalisme est aussi ingrat de l’autre côté de la Méditerranée. Même si les moyens déployés, jugés insuffisants pour les journalistes du quotidien, sont impressionnants.
Un immeuble de verre de huit étages, une dizaine de rédactions outre la direction, les éditorialistes et le service commercial, deux journalistes pour couvrir l’actualité de chaque parti politique, un journaliste par secteur économique, une parfois deux assistantes par service pour faciliter la vie des équipes composées de rubricards, reporters et grands reporters, éditeurs, correcteurs, plusieurs chefs, des correspondants dans les grandes villes et régions du monde…

Mais des moyens qui n’expliquent en rien la haute tenue du journal et son analyse fine de l’actualité. Des couacs ou des bourdes, Le Monde n’en est pas à l’abri. Ce qui l’en protège le plus souvent est une inclinaison à respecter scrupuleusement (des écarts existent) les règles d’or : séparer le récit du commentaire, enquêter, étoffer son réseau, recouper les sources, vérifier encore et encore les informations. Et surtout garder une certaine distance avec les événements et éviter de penser à voix haute. Le journaliste est condamné à côtoyer les grands événements sans en être acteur.

L’objectivité n’est pas de ce monde, me le concèdera Florence Beaugé, grand reporter au service économie, mais cela n’empêche une certaine neutralité et de rester au-dessus des oppositions partisanes. On peut exprimer une position par la sélection et la hiérarchisation des informations, laisser sous-entendre une réflexion personnelle dans une analyse, mais exprimer explicitement une opinion est considéré comme un réflexe d’un autre âge.

La qualité essentielle du journaliste politique du Monde est l’impassibilité voire le désenchantement. Dans le desk politique, à part un ou deux journalistes aux tempéraments exubérants, on ne connaît pas la sensibilité politique des uns et des autres ni pour qui ils vont voter.
L’épisode Mohamed Merah (lié au jihadisme international et auteur de deux tueries à Toulouse et Montauban) a provoqué une mobilisation accrue et un lot de blagues cyniques et d’hypothèses sur la poursuite de la campagne présidentielle mais n’a laissé place à aucune émotion ou état d’âme particuliers.
Les réunions de la rédaction ressemblent à des conseils d’administration, tendues, mais la courtoisie est toujours de rigueur. Le journaliste du Monde est un technicien de l’information. Son écriture est sèche, austère, ennuyeuse si on n’y est pas habitué. Le style est sacrifié à la justesse. Editorialistes et chroniqueurs se chargent de défendre les positions du journal mais là encore la tendance est à la retenue.

Les journalistes français, au fait de la presse tunisienne, comparent l’état d’esprit de nos médias à la situation qui a prévalu en France à l’après-guerre. Les périodes de rupture historique et de forts clivages politiques favorisent la presse d’opinion et militante. Mais tous sont unanimement d’accord pour considérer qu’une professionnalisation du métier est un préalable à une information de qualité. C’est une situation qui s’inscrit dans le sens de l’Histoire mais qui ne se justifie pas.

La situation n’est pas non plus rose en France. Une grande proximité (nécessaire) entre journalistes et politiques peut déboucher sur du copinage, sur un effacement de la distance critique. Mais personne n’admettra qu’un journaliste intègre l’équipe de campagne d’un parti comme on l’a vu tout au long de la campagne des élections de l’Assemblée constituante. Personne n’admettra non plus que le président d’un parti politique fonde un quotidien « indépendant ».
Vu de l’extérieur l’absurdité de certaines couvertures d’événements est plus frappante. Al Maghreb rappelle, en première page, une déclaration mielleuse de Youssef Karadhaoui en faveur de Ben Ali omettant le contexte politique et le rôle quasi-diplomatique du prédicateur en tant que président de l'Union Internationale des Savants Musulmans. Etrange quand on sait que le même procès est fait à Zyed Krichène à la même période.
Business News dont la rédaction assume avoir payé une « taxe de flagornerie » sous Ben Ali pour continuer d’exercer, rapporte également l’information sans la replacer dans son cadre politique.
Le registre de l’émotionnel au détriment de la justesse de l’information est un procédé généralisé sur quasiment tout le spectre des médias tunisiens. Certains dans le respect d’un minima d’éthique et de déontologie, les autres sans aucune vergogne n’hésitant pas inventer des faits ou à s’en prendre violemment et malhonnêtement au camp adverse.

Tensions entre journalistes et politiques sont monnaie courante en France également. Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, pour des raisons électoralistes ou idéologiques, ont adressé des attaques virulentes contre les médias qu’ils considèrent comme hostiles. Mais sans que cela ne provoque de vives émotions chez les journalistes. Les intimidations, les provocations, les longues attentes avant les meetings pour obtenir les accréditations étaient acceptées stoïquement et en silence. Partant des principes que les soucis et les difficultés du journaliste n’intéressent pas le lecteur ; qu’il était le premier à devoir accepter les conséquences de la liberté d’expression même s’il en fait les frais ; qu’il devait rester en dehors des polémiques politiciennes ; et que la meilleure manière de continuer de déranger était d’informer.

Un monde sépare la presse française et tunisienne. La différence du niveau intrinsèque et le fossé entre les deux attitudes y est pour quelque chose. Le respect des fondamentaux est essentiel pour réussir à réformer le secteur de la presse et le mettre aux normes internationales. Mais résumer la crise des médias à une sous-qualification des journalistes est une explication un peu primaire. Le niveau des journalistes est un sous problème, conséquence des problèmes structurels transversaux plus larges.
On ne recrute pas des normaliens et des diplômés de Sciences Po (ou de leurs équivalents tunisiens) en les payant au SMIC comme c’est le cas dans certaines rédactions. Mais on ne peut pas les payer mieux avec des modèles économiques obsolètes. Des modèles économiques ne permettant pas une croissance rapide des entreprises médiatiques. Avec pour conséquence des équipes en sous-effectif. Offrir au lecteur une information pertinente, fouillée avec un minimum d’expertise est impossible avec des rédactions de 3, 4, 10 ou même 20 journalistes.

Le niveau et le rendement du journaliste tunisien est médiocre. Comme le sont les rendements du juge d’instruction, du policier, du politique, de l’intellectuel, du chercheur, de l’artiste, du médecin, du douanier, comme de l’ouvrier ou du fonctionnaire.
Le journaliste n’évolue pas hors du temps et de l’espace. Certains environnements fertilisent la vie intellectuelle, économique et sociale. D’autres environnements nivellent vers le bas…

* Cette chronique fait suite à un stage de trois mois, du 8 février au 6 mai, effectué dans le quotidien français Le Monde.
13/05/2012 | 1
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