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Le « complot » chiite en Tunisie, conflit idéologique ou diversion politique ?
28/08/2012 | 1
min
Le « complot » chiite en Tunisie, conflit idéologique ou diversion politique ?
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Le chiisme, pourtant méconnu de nombreux Tunisiens, fait aujourd’hui parler de lui. On assiste à une recrudescence de positions hostiles à ce pan de l’Islam, jugé par certains comme « hérétique » et « menaçant l’identité sunnite malékite » du corps musulman en Tunisie.
Les salafistes crient au complot et appellent à une guerre contre ces « intrus à l’Islam », dénonçant une tentative de l’Iran de placer, à coups de prosélytisme, ses bases en Tunisie. Le conflit entre chiites et sunnites, a-t-il des raisons d’être en Tunisie ? Est-ce un conflit idéologique ou une tentative de diversion politique ?


Le 17 août 2012, la ville de Gabès a été le théâtre d’attaques salafistes contre un groupe de chiites, sortis manifester à l’occasion de la « journée d’Al Qods ». Le drapeau iranien brandi et les slogans pro-Bachar Al Assad scandés lors de cette manifestation, n’ont servi qu’à alimenter davantage les tensions historiques entre les deux groupes religieux.

Il ne s’agit cependant pas de la première fois, ces dernières semaines, que le groupuscule chiite soit pris à partie en Tunisie. Un groupe de salafistes s’est également attaqué à une troupe iranienne de musique soufie, venue accompagner le spectacle de Lotfi Bouchnaq, le 15 août à Kairouan, sous prétexte que ces derniers étaient « chiites ».

En Tunisie, la faction chiite représente une très faible minorité, face à la majorité sunnite malékite des musulmans du pays. Une réminiscence discrète qui compte encore quelques fidèles dans certaines villes telles que la Mahdia, ancienne capitale fatimide, ou Gabès, autrefois connue comme étant un « haut-lieu du chiisme tunisien ». Les chiffres exacts manquent, toutefois aujourd’hui, pour évaluer la présence chiite en Tunisie.
Abdelhafidh Al Bannani, chiite tunisien et auteur de l’ouvrage « Introduction à l’histoire du chiisme en Tunisie », affirme que la présence des chiites en Tunisie reste très effacée, et compte bien le rester, les chiites préférant l’union des différentes confessions musulmanes plutôt que de constituer une base propre à eux. Selon ses dires, le prosélytisme ne fait aucunement partie des aspirations des chiites qui n’ambitionnent pas de rassembler davantage d’adeptes.
Malgré sa minorité, force est de constater que le chiisme dérange, notamment auprès des défenseurs d’une « Tunisie homogène » et d’un modèle de société « unique pour tous ».

En Tunisie, « les chiites sont un cancer à combattre, un réel danger qui se propage et auquel il faut se préparer ». Telles furent les paroles de Adel Almi, président de l’Association centriste de la Sensibilisation et de la Réforme, qui affirme que le chiisme aujourd’hui, même s’il reste minoritaire, accueille de plus en plus des gens « simples d’esprit » qui se laissent endoctriner et entraîner par cette confession « étrangère à l’Islam ».
Le prédicateur salafiste Béchir Ben Hassan soutient qu’ « il n’ya pas de place pour ces gens-là dans notre pays » et ajoute : « nous ne les laisserons pas faire. Ils devront soit se repentir soit revenir en Iran ». Selon lui, l’Iran essaierait de propager le chiisme en Tunisie afin de servir ses intérêts.
Le chef du mouvement salafiste, Abou Yadh, appelle ses disciples « à ne pas se taire devant l’envahissement des chiites en Tunisie », des « non-musulmans qui n’ont pas de place dans notre pays », soutient-il. Le prédicateur salue même les agressions salafistes à Bizerte, lors de la venue du libanais Samir Qantar, proche du mouvement chiite Hezbollah et aux positions pro-Bachar Al Assad.

La schizophrénie des salafistes, dont les positions oscillent entre une attitude tantôt favorable au Hezbollah, pour son implication dans la cause palestinienne, tantôt hostile au mouvement, à cause de ses obédiences chiites, les place au cœur du complot et en fait de parfaites cibles pour cette tentative de manipulation contre un phénomène presque inexistant en Tunisie…

Les salafistes pointent du doigt l’influence iranienne dans ce qu’ils perçoivent comme une « propagation » du chiisme en Tunisie et soutiennent que la République Islamique d’Iran, encourageant l’expansion de cette confession dans les pays arabo-musulmans, aurait également la Tunisie dans son collimateur. La révolution du 14 janvier 2011 ayant fait de la Tunisie une excellente base pour l’exportation de l’« expérience de la Révolution iranienne ».
Sadok Chourou, faisant partie de l’aile radicale d’Ennahdha, soutient cette même théorie et accuse des parties extérieures, en l’occurrence l’Iran, d’être derrière ce qu’il qualifie de « propagation des minorités chiites en Tunisie ».

Les responsables iraniens, en visite en Tunisie en avril dernier, affirment pourtant le contraire. Le ministre des Affaires étrangères iranien soutient même que « l’Iran n’a nullement des plans de chiitisation de la société musulmane tunisienne ».

Dans une volonté de protection de  « l’identité sunnite malékite tunisienne », la ligue tunisienne pour la lutte contre le chiisme a été créée, présidée par l’avocat Ahmed Ben Hassana. Une association qui appelle à la fermeture du centre culturel iranien à Tunis, accusé d’œuvrer à des fins idéologiques qui menacent l'identité religieuse de la Tunisie.

Une identité qui ne serait nullement menacée selon Abdelhafidh El Bannani, qui soutient qu’« il n’existe pas aujourd’hui de réel conflit confessionnel en Tunisie, entre chiites et sunnites », mais qu’il s’agirait d’une manipulation, sur fond de guerre médiatique, financée par les pétrodollars…

Les salafistes, se proclamant farouches défenseurs de la religion musulmane, se retrouvent aujourd’hui au cœur de cette manipulation. La rivalité entre les deux camps, dans l’histoire de l’Islam, a certes laissé des traces, mais aujourd’hui, la dimension religieuse s’avère n’être rien de plus qu’un « habillage » camouflant des considérations géostratégiques plus complexes…

L’obsession des pétromonarchies pour la question chiite semble n’être rien de plus qu’un trompe-l’œil. En effet, les deux confessions de l’Islam, différenciées par des divergences relativement importantes de pratiques religieuses, marquent deux attitudes opposées face au mastodonte américain, auquel l’Iran - haut lieu du chiisme - s’oppose, mais que l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe, caressent dans le sens du poil.

L’opposition millénaire entre chiites et sunnites semble connaitre un tournant décisif aujourd’hui. Prime donc sur les considérations confessionnelles, présentées en surface, une quête du leadership arabe à laquelle s’ajoutent l’enjeu économique des pétrodollars et la question nucléaire iranienne.
Au cœur de ces considérations politiques, le conflit syrien reste aujourd’hui déterminant de la pérennité du « croissant chiite », composé de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et du Liban. La chute du régime de Bachar Al Assad pourra, en effet, affaiblir considérablement l’influence chiite dans la région.

Un élément que les médias « influents », appartenant aux monarchies du Golfe, ont bien compris. Al Jazeera, qui a certes joué son rôle dans la révolution tunisienne, réserve la part du lion aux affrontements syriens mais garde un étrange silence sur le conflit bahreïni. Un conflit qui menace le renversement d’un régime sunnite face à une population composée de 70% de chiites.

En Tunisie, Ennahdha, parti au pouvoir, longtemps initié aux stratégiques géopolitiques, a choisi son camp. Même si l’admiration des hauts-leaders du parti, et à leur tête Rached Ghannouchi, pour le « Guide de la Révolution iranienne », l’Ayatollah Khomeiny, n’échappe à personne, les « précieux partenaires » du parti islamiste tiennent la bourse et dictent leur stratégie, en faveur de « l’honorabilité internationale », faisant primer les intérêts des pays du Golfe…et de leurs pétrodollars.
Même si les leaders d’Ennahdha se déclarent, en public, favorables à une Tunisie plurielle au sein de laquelle toutes les confessions islamiques pourraient s’épanouir, aucune déclaration officielle ni condamnation n’ont été faites lorsque les salafistes ont agressé des chiites et provoqué des troubles considérables à Gabès et à Bizerte…
La liberté du culte si chèrement prônée par le parti islamiste n’a pas suscité de réaction de la part des leaders du mouvement, même s’agissant d’une minorité presque négligeable.

En Tunisie, les rivalités entre chiites et sunnites remontent à l’époque des Fatimides. Un conflit historique certes, mais qui a été alimenté aujourd’hui par la guerre en Irak et l’actuel conflit syrien. Occasion pour certains tunisiens, dont la majorité appartient au courant salafiste, de rejoindre les rangs de l’« armée libre » et de participer à la chute du régime alaouite de Bachar Al Assad.
Sous le diktat des monarchies du Golfe, le discours fédérateur et rassembleur d’Ennahdha, qui l’éloigne des diatribes stigmatisant les minorités confessionnelles, semble abriter une stratégie bien différente, privilégiant nettement un camp plutôt qu’un autre, avec toutes les nombreuses obédiences qu’il abrite.
Le Moyen-Orient, tant convoité et adulé, en a décidé ainsi…

Synda TAJINE
28/08/2012 | 1
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