Ces élections qui n’intéressent personne !
Le 6 mai 2018, la Tunisie organisera ses premières élections municipales libres et impartiales de son histoire, plus de 60 ans après son indépendance. Le scrutin peut être qualifié de majeur et crucial tant le rôle de la municipalité est vital dans la vie quotidienne des citoyens. Pourtant, le scrutin risque de passer inaperçu tant les Tunisiens s’y désintéressent…
« Des élections ? J’ai vu oui des affiches des partis, c’est pour élire un président? Je n’y comprends rien à tout cela ». Du haut de ses 20 ans, Haythem est censé représenter une certaine catégorie de la jeunesse tunisienne. Jeunesse qui est amenée à travailler pour faire réussir, chacun de sa position et selon ses aptitudes aussi modestes soit elles, l’expérience d’un Etat post révolution et le succès de sa transition politique et économique. Pourtant, le jeune épicier dans le quartier huppé d’Ennasr a d’autres priorités dans la vie : « Regardez mes fruits secs, cela fait une semaine qu’ils sont là et personne ne peut plus me les acheter ! Dans les années précédentes, chaque samedi, des clients venaient m’en acheter massivement pour accompagner leurs soirées, maintenant le plus aisé des consommateurs m’en achète à 10 dinars, la vie est devenue tellement dure que je n’ai pas le temps de penser aux élections, je veux juste vivre décemment », déclare amèrement le jeune adulte.
A l’image de Haythem, beaucoup de Tunisiens montrent un faible intérêt pour les prochaines élections municipales, ce qui préfigure un taux de participation tristement bas pour le scrutin du 6 mai. Qu’est ce qui explique cette forte abstention prévue ?
Nous sommes partis à la rencontre de citoyens de différentes tranches d’âges et de catégories sociales à la sortie de supermarchés, dans les cafés, restaurants et les stations de transport en commun dans le gouvernorat de l’Ariana, pour les questionner à propos des élections municipales, et voir s’ils comptaient voter ou s’abstenir de le faire.
Si les avis divergent sur la participation aux élections municipales (selon la tranche d’âge, les jeunes ont tendance à s’abstenir et les personnes plus âgées jugent que le vote est un devoir citoyen qu’il convient de respecter), toutes les personnes qu’on a pu interviewer sont unanimes sur un point : l’absence de médiatisation concernant les élections municipales.
C’est ce qui a particulièrement attiré l’attention de Khalil, lycéen de 18 ans qui s’apprête à passer les examens du baccalauréat dans deux mois. Attablé autour d’un café populaire (à cause de la grève spectaculaire des enseignants du secondaire), le regard dans le vide, il estime que les campagnes électorales des candidats à ces élections manquent cruellement de créativité : « A chaque fois, ils viennent accrocher des visages, des noms et des programmes que personne ne lit sur les mêmes murs (réservés aux affiches pendant les élections). Je trouve que leur message manque de créativité et de simplicité, ils sont dépassés, ils ne comprennent pas le langage des jeunes et nous ne les comprenons pas », déplore l’adolescent.
Pourtant, à l’entendre, ce n’est pas les chantiers ni les priorités qui manquent : « Dans le gouvernorat de l’Ariana par exemple, on a un problème de propreté dans les rues, les poubelles débordent régulièrement et les gens mettent des ordures n’importe où. Pour autant, à ma connaissance, aucun parti n’a mis cette préoccupation dans ses priorités », regrette le lycéen, qui affirme que le Tunisien a besoin de mesures simples et réalistes actuellement. « Au lieu de cela, déplore-t-il, « le citoyen se trouve face à des candidats qui lui promettent monts et merveilles mais qui ne tiennent pas leurs promesses », ajoute, amer, Khalil qui indique qu’il ne votera pas lors des prochaines élections.
Sondos, elle aussi, a décidé de boycotter les élections municipales du 6 mai 2018. Mais, pas pour les mêmes raisons. Cette quinquagénaire à la voix engagée déclare être révoltée et en colère : « Je ne compte pas voter pour les prochaines élections, je suis très déçue par les partis pour lesquels j’ai voté en 2011 et 2014. A chaque fois, ils promettent de ne pas s’allier avec un bord politique mais ils font exactement le contraire, je ne fais absolument plus confiance à cette classe politique actuelle », affirme-t-elle.
Cette résignation est aussi partagée par Amine 19 ans, qui nous explique que selon lui, les dès sont jetés et que son vote ne comptera pour rien : « En réalité c’est Nidaa Tounes et Ennahdha qui tiennent les arcanes du pouvoir, ils dirigent tout, et interviennent même pour faire embaucher leurs militants dans le milieu professionnel, il n’y a rien à faire face à cela et je préfère donc m’épargner ce déplacement pour aller voter ».
Heureusement, cette résignation n’est pas partagée par tout le monde. Ainsi, Hammadi Achour, actionnaire dans un restaurant, accorde une place bien particulière aux élections : « Bien sûr qu’il faut voter ! J’emmènerai ma femme et mes enfants de force s’il le faut pour qu’ils aillent voter, qu’ils élisent n’importe quel candidat qu’importe, mais il faut qu’ils votent, c’est un devoir citoyen », assène l’homme du haut de ses 66 ans.
Il faut dire que le gérant a été premier adjoint au maire pendant 15 ans jusqu’en 2005, à ce titre, il connait le mode de fonctionnement des municipalités sur le bout des doigts : « Les gens ne se rendent peut-être pas compte, mais la municipalité constitue le cordon ombilical qui relie le citoyen et l’Etat ! Toute autorisation de construction ou ouverture d’un petit commerce doit passer nécessairement par cet organe, il est donc plus que fondamental de voter et c’est le message que je lance aux jeunes et à tous les gens avec lesquels je discute de ce sujet ».
Englués dans les problèmes économiques, luttant contre le chômage, la cherté de la vie et l’absence de perspectives pour un avenir radieux, une bonne partie de la population tunisienne manifeste peu d’intérêt pour les élections municipales, se contentant de suivre de loin ce qui se passe. La fracture, déjà présente entre les partis politiques et les électeurs, spécialement les plus jeunes d’entre eux, devrait, selon toute vraisemblance être consommée et définitivement entérinée lors du scrutin du 6 mai.
Mais au lieu de reprocher aux jeunes ce manque d’intérêt pour les choses publiques, ne doit-on pas considérer cet acte comme une prise de position éminemment politique ? Et voire dans cette optique l’abstention comme une preuve supplémentaire de l’échec de l’actuelle classe politique à mobiliser la population ?
Nessim Ben Gharbia