Par Hédi Ben Abbes*
Je ne peux m’empêcher, en cette date d’anniversaire de la mort de Shakespeare (400 ans), de penser à la fameuse déclaration d’amour de John Of Gaunt pour son pays dans (Richard II, acte II, sc.1)* Pour une certaine Angleterre, celle du XIVème siècle, ce centre du monde, que dis-je, le monde dans toute sa splendeur, un paradis sur terre, comme il le dit. Et pourtant, les dangers guettaient cette île, l’envie et la convoitise la rendaient vulnérable.
Depuis la haute Antiquité, la Méditerranée est également un monde, un centre d’échanges. Elle a façonné l’Histoire et redessiné les dessous de la carte géopolitique et culturelle du monde méditerranéen. Athènes, Rome, Carthage ou la Tripolitaine orientale, tour à tour épicentre d’un monde en devenir, plaque tournante des idées les plus audacieuses, des progrès les plus fulgurants, où les dieux se confondaient parfois aux hommes et les hommes souvent aux dieux.
La règle n’a pas changé depuis la Grèce antique et elle semble s’appliquer aujourd’hui encore. Sous l’angle tunisien - toute proportion gardée -, Carthage est à nouveau le centre du monde après plus de deux mille ans d’histoire. L’épicentre d’une onde de choc qui a ébranlé le monde entier voici cinq ans et qui nous rappelle ce qu’Edouard Glissant appelait : « le Tout monde, l’interdépendance des fragments ». L’archipel se reconnait à présent dans Carthage et Carthage se reconnait dans l’archipel. De quoi être fier d’être carthaginois, fier et responsable à la fois. J’utilise à dessein le terme carthaginois plutôt que Tunisien, pour illustrer la dimension quasi-universelle des enjeux qui se déroulent sur cette terre plusieurs fois millénaire.
Comme John Of Gaunt, je peux crier que ce demi-paradis, cette terre bénie des dieux, ce joyaux de la Méditerranée contre les remparts desquels viennent se fracasser les envieux, les ennemis comme les « amis », Carthage est imprenable. C’est à en devenir superstitieux, à croire que le vœu de Caton l’Ancien, Carthago delenda est, ne s’était jamais réalisé. Ou plutôt, à cause de ce vœu que Carthago demeure imprenable malgré les invasions barbares et la convoitise de ses multiples ennemis. De 149 avant notre ère jusqu’à nos jours, nombreux sont ceux qui ont tenté de détruire Carthage, de brûler ses murs ou de convertir son âme. Nombreux sont aussi ceux qui se sont brisés contre ses remparts, convertis à leur tour à sa vision du monde, à son ouverture, à l’« archipellisation » de la pensée carthaginoise. Qu’elle soit attaquée par le nord ou par le sud, Carthage sait se défendre, sait comment opposer la civilité à la barbarie, comment engloutir la monodie dans sa polyphonie.
La potion magique qui rend ces carthaginois invincibles est un mélange subtil de modération et d’ouverture qui n’est pas choisi mais ontologique. On ne choisit pas d’être ouvert, on y est culturellement prédisposé. C’est cette prédisposition quasi-naturelle qui désarme l’ennemi et converti son venin en un excipient inoffensif. Car Carthage peut être musulmane, chrétienne, juive, païenne, animiste et le tout à la fois. L’Orient ne s’y oppose pas à l’Occident, ils s’y confondent. Plutôt que destructeur, le « choc des civilisations » y est fécond dans une pollinisation permanente. Quand on y sème la haine, les mauvaises graines, l’univocité, on y récolte la polyvalence et le syncrétisme culturel.
Carthage est tout en rondeur, elle exècre la radicalité et transforme le sédentaire en mobile. Réfractaire à l’essentialisation, l’enracinement y est synonyme de mort, le rhizomique est dans ses gènes culturels.
Même si on le souhaitait, on ne pourrait définir Carthage car elle est indéfinissable à cause de cette mobilité ontologique, cette capacité à domestiquer et à s’approprier le différent. C’est à toutes ces caractéristiques qui remontent à l’aube des temps que nous devons la victoire contre la dernière tentative d’invasion barbare. La greffe daechienne ne pouvait prendre car le corps culturel est immunisé contre le dogmatique et l’univoque. Les stratégies militaires, les renseignements, les moyens techniques et matériels sont certes nécessaires mais pas suffisants. Il faut un autre rempart, celui de la culture, pour que la greffe ne prenne pas, pour que le corps social pourchasse à mains nues ces envahisseurs d’un autre temps.
Le parallèle avec un autre joyau de la Méditerranée - Tripoli la syrienne - est inévitable. Quand en février 1099, l’armée des Franj conduite par Saint Gilles voulu prendre la ville, le juge Jalel El-Moulk, résolu, fut disposé à tout céder aux envahisseurs à l’exception de la maison des cultures et sa fameuse bibliothèque. Il était convaincu que cette bibliothèque était le rempart contre lequel les ennemis ne pourraient rien faire. Il leur a tout donné, l’or, les troupeaux et les joyaux de son royaume en contrepartie de la préservation du seul trésor qui vaille à ses yeux, le savoir universel. Les Franj, une horde de coupeurs de tête et de pilleurs,ont tenté de prendre Arqa, la deuxième ville de la province, pour en faire une base arrière en prévision de l’invasion de Tripoli. Mais après plusieurs mois de sièges et d’assauts avortés, et malgré leur supériorité numérique, leur puissance et la sympathie de leurs coreligionnaires parmi les habitants d’Arqa, les Franj, désespérés, prirent tête baissée, la route vers le sud, laissant derrière eux Arqa et Tripoli l’imprenable. Arqa doit son succès d’alors à la volonté de ses habitants de ne laisser à l’ennemi aucune brèche pour s’y infiltrer, ni dans les remparts, ni dans le corps social. Car la qualité de leur vie, l’ « harmonie des fragments » citée plus avant, étaient le ciment contre les adeptes de l’uniformité et du dogmatisme. Ils savaient qu’il aurait suffit d’une seule brèche pour que leur sort soit scellé, comme ce fut le cas pour les habitants d’Antioche avant eux. Ils savaient que Tripoli et sa bibliothèque ne pouvaient résister si le premier rempart d’Arqa était franchi.
C’est ainsi que la classification faite par Abou Al Ala El Maari prend tout son sens. Il divisait l’humanité en deux catégories, celle des religieux sans cerveaux et celle avec des cerveaux mais sans religion. Il l’avait appris à ses dépens puisque Maara, la ville dont il était originaire, avait subi la pire tuerie des envahisseurs Franj (1098) qui n’avaient épargné ni les humains ni les bêtes au nom d’un Dieu censé être amour et paix.
Aujourd’hui, l’Histoire ne fait que se répéter. Les acteurs changent mais les enjeux demeurent les mêmes. Ben Guerdène est symboliquement la Arqa d’hier. Elle a vaincu la barbarie dite musulmane comme Arqa a vaincu la barbarie franque. La tête basse, les barbares d’aujourd’hui se sont eux aussi repliés vers le sud laissant derrière au loin Carthage l’imprenable, l’un des plus beaux joyaux de la Méditerranée.
* Universitaire et dirigeant d’entreprise
* "Cet auguste trône de rois, cette île porte-sceptre, cette terre de Majesté, ce siège de Mars, cet autre Eden, ce demi-paradis, cette forteresse bâtie par la nature pour se défendre contre l'invasion et le coup de main de la guerre, cette heureuse race d'hommes, ce petit univers, cette pierre précieuse enchâssée dans une mer d'argent qui la défend, comme un rempart, ou comme le fossé protecteur d'un château, contre l'envie des contrées moins heureuses, ce lieu béni, cette terre, cet empire, cette Angleterre, cette nourrice, cette mère féconde de princes vraiment royaux, redoutables par leur race [...] ; cette patrie de tant d'âmes chères, cette chère, chère patrie, chérie pour sa gloire dans le monde [...] » (Act II, sc.1)
This royal throne of kings, this sceptred isle,
This earth of majesty, this seat of Mars,
This other Eden, demi-paradise,
This fortress built by Nature for herself
Against infection and the hand of war,
This happy breed of men, this little world,
This precious stone set in the silver sea,
Which serves it in the office of a wall
Or as a moat defensive to a house,
Against the envy of less happier lands,-
This blessed plot, this earth, this realm, this England.
William Shakespeare
King Richard II.
Commentaires (17)
CommenterQue le député Laameri arrêtes son cinéma !
le réel réalise le fictif ,j'en suis réconfortée
Toutes les initiatives et le travail d'après 1956 tombés à l'eau; à l'evidence
Pédanterie quand tu nous tiens !
Cuistrerie.
De Barca a Essebsi ou l errance et la liquefaction d une civilisation dominante....
Aujourdhui Tunis fait pitie car avec la democratie Elle herite d un endettement colossal et d une pegre
Hors norme qui vont faire pire.que les grecs.....
@jojo
..
Carthage est finie... elle est entre les mains de charognards qui la déchiquettent jour après jour