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Tribunes
Les jeunes médecins face au ministre : les dessous d'un bras de fer
03/01/2014 | 1
min
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Par Mohamed-Salah Annabi*

Plusieurs décennies de retard dans la planification nationale pour la santé publique ont abouti à une accumulation gigantesque de problèmes sanitaires qui touchent sévèrement la population tunisienne. Après 2 ans à la tête d’un ministère amorphe sans apporter de projets pour sauver la santé publique, au tout dernier quart d’heure de cette période transitionnelle, M. Abdellatif Mekki propose, dans la précipitation, d’obliger tous les médecins spécialistes arrivant au bout de leur périple de 11 à 12 ans d’études, d’aller faire face durant encore trois ans,aux problèmes de santé dans les régions de l’intérieur dont les hôpitaux ne sont pas dotés du minimum d’équipements et de personnel soignant.
L’insuffisance en infrastructures médicales, en matériel et en médicaments dans les régions de l’intérieur est une triste réalité contrairement aux déclarations du ministre de la Santé. Tous les médecins, infirmiers et autres cadres hospitaliers s’étonnent du contraste entre le vécu sur le terrain et les propos rassurants de M. Abdellatif Mekki. Ce qui nous donne un goût de déjà vu, laisser faire et faire aller en se voilant la réalité.
Que dirait-on si le ministre de la Défense décidait d’envoyer des soldats au mont Chaâmbi sans armes ?
A Jendouba, il n’y a toujours pas de bloc opératoire fonctionnel 24h/24. Toute une équipe de chirurgiens y a été recrutée, elle se trouve dans l’incapacité totale de faire face à des urgences chirurgicales souvent mortelles. Les patients sont envoyés vers les grandes villes où ils arrivent souvent soit trop tard soit dans des états compliqués.
Il en est de même en cardiologie ; de nos jours, l’essentiel des urgences vitales cardiologiques n’ont de chance d’être traitées que par la cardiologie interventionnelle nécessitant une salle de cathétérisme cardiaque. Plusieurs dizaines de nos concitoyens meurent quotidiennement de ce que l’on appelle des crises cardiaques du fait de l’absence de telles structures. Quel sens y-a-t-il à envoyer des cardiologues dans les régions de l’intérieur si c’est pour les confronter à des urgences auxquelles ils ne pourront faire face ? Nous citerons l’exemple du chef actuel du service de cardiologie de l’hôpital Ibn Al-Jazzar de Kairouan qui a récemment présenté sa démission à cause de l’obsolescence du plateau technique et de l’incapacité à exercer convenablement la médecine.

Encore une fois à Jendouba, où un bloc opératoire obstétrical est fonctionnel, il y a de graves insuffisances dans la stérilisation du matériel chirurgical entre autres carences matérielles. Ceci oblige les obstétriciens à réduire le nombre d’interventions en dépit du débit incessant d’urgences obstétricales. Les patientes, venues pour accoucher mais ne pouvant plus être accueillies, sont parfois livrées à elles-mêmes pour trouver un moyen de transport vers les grandes villes.Ces situations engendrent des réactions parfois violentes des familles de patients.L’hôpital de Jendouba, par exemple, n’est pratiquement pas sécurisé, l’équipe de gynécologues a récemment subi des agressions physiques, certaines assez graves conduisant à l’arrêt de travail.

En l’absence de structures adéquates, il ne reste d’autres solutions aux médecins que d’orienter les patients vers les hôpitaux des grandes villes alors que ces mêmes hôpitaux sont d’ores et déjà surchargés, vétustes et dans un piètre état d’entretien et d’hygiène. Il est souvent impossible d’y prodiguer des soins de qualité. La différence entre l’intérieur et les grandes villes n’est pas aussi grande que l’on croit. La vérité qui est occultée est celle de l’inégalité entre les établissements publics et les établissements privés.
On crie souvent, indigné, que des patients meurent faute de médecins. En réalité, la majorité de ces décès sont dus à l’absence d’infrastructure et de matériel et cela arrive aussi dans les grandes villes. Dans les grands centres hospitalo-universitaires, à Tunis même, de nombreux patients perdent la vie à cause d’un système d’accueil des urgences défaillant.

Envoyer des médecins spécialistes ayant terminé leurs études ne résoudra pas les vrais problèmes dont souffrent les populations des régions de l’intérieur. Et ce n’est certainement pas en appliquant la recette que propose M. Mekki qui consiste à cantonner le médecin au rôle de conseiller qu’il pourra leur être d’un quelconque secours. A t-on demandé aux populations des régions intérieures si elles se contenteraient de médecins venus uniquement pour donner des conseils ou pour les diriger vers les hôpitaux des grandes villes ? Cette tâche ne nécessite pas des spécialistes fraîchement diplômés, il s’agit là d’un des rôles du médecin généraliste.
En réalité, le ministre ne cherche pas à soulager des populations durement éprouvées par le développement insuffisant de leurs régions. Par cette manœuvre populiste, il crée une illusion destinée à étoffer sa campagne électorale d’une des mesures les plus démagogiques jamais proposées et des plus dévastatrices jamais appliquées dans la santé.
En effet, le médecin en fin de résidanat (spécialisation) entame une période de perfectionnement dans les centres hospitalo-universitaires tunisiens ou à l’étranger. C’est ce souci de perfectionnement qui fait que la médecine tunisienne a la réputation qu’on lui connaît. Et voilà que M. Abdellatif Mekki va sacrifier cette phase importante dans la formation médicale pour transformer les jeunes spécialistes en donneurs de conseils ou en trieurs de malades.

Le projet de loi n°38-2013 est une mesure sommaire qui fera deux perdants, le citoyen et le jeune médecin spécialiste. Elle ne fera de gagnants, à court terme (électoral), qu’en la personne de M. Mekki et sa famille politique. Il compte bénéficier de l’effet d’annonce d’une mesure en apparence séduisante mais qui s’avèrera un échec à moyen terme et lourde de conséquences à long terme.

Pourtant, des alternatives existent, dont notamment le plan élaboré par les doyens des quatre facultés de médecine pour le développement sanitaire des régions (le dialogue sociétal), aidés par le Conseil nationale de l’Ordre des médecins et par les syndicats. Ce plan prévoit, entre autres, d’envoyer, dans les structures sanitaires régionales, des équipes entières en mission par roulement comportant des médecins résidents en cours de cursus, des assistants hospitalo-universitaires et des professeurs.Et ceci en attendant la mise à niveau des infrastructures qui s’articuleront autour de pôles universitaires. Le ministre n’a eu de cesse de discréditer cette solution pourtant élaborée par l’élite de nos professeurs en médecine en s’alignant sur des recommandations internationales. A la place, il défend une solution qui, non seulement, n’est pas le fruit du travail d’experts mais de plus, il tient à l’appliquer malgré les mises en garde de ces mêmes experts.

Fort de son idée, il fallait au ministère vendre un concept qui ne peut décemment pas être refusé: celui d’offrir un « service civil » aux régions sinistrées. En profitant du contexte de précarité extrême, le réquisitoire contre les jeunes médecins serait ainsi déjà prêt : « ils refusent de servir les régions de l’intérieur ». Le tour est joué.
La campagne de M. .Mekki bat actuellement son plein, faite d’une série de contre-vérités destinées à manipuler l’opinion publique et surtout à la retourner contre les jeunes médecins, les qualifiant de bourgeois cupides qui ont l’ingratitude de refuser de se mettre au service de la nation. Dresser la population contre ses médecins ne peut que nuire à la sérénité nécessaire à l’exercice de la médecine. Il y a eu suffisamment de cas d’agression de médecins pour que nos responsables politiques se permettent de souffler sur les braises et d’attiser la haine sociale.

Aujourd’hui, nous, internes et résidents en médecine représentés par nos syndicats et soutenus par nos aînés hospitalo-universitaires, par le Conseil de l’Ordre des médecins et par le syndicat des médecins spécialistes, lançons un cri d’alarme à toute la société tunisienne. Pour que ce cri soit entendu, nous boycottons le choix des affectations de stage pour le premier semestre de 2014. Il s’agit d’une véritable démission collective par laquelle on pénalise notre formation et on renonce à nos salaires, faute de pouvoir faire entendre notre voix.Nous faisons porter au ministre de la Santé l’entière responsabilité des conséquences que cela aura sur le fonctionnement des centres hospitalo-universitaires.
Nous voulons une médecine digne de nos concitoyens.Nous ne voulons pas d’une médecine à deux vitesses consistant à se contenter de donner des conseils dans les régions de l’intérieur et de réserver les soins de la médecine moderne aux grandes villes et aux cliniques privées.

Point d’actualité :
Ce matin lors de notre manifestation pacifique devant le ministère de la santé publique, le Pr Kaddour, entré pour tenter de dialoguer avec le ministre, s’est fait agresser par un employé du ministère. La vidéo est sur les réseaux sociaux. Le ministère a franchi une limite au-delà de laquelle tout dialogue devient impossible. Peu après il a menacé d’annuler les résultats du concours de résidanat. Une décision sur laquelle il est rapidement revenu devant la réaction massive de l’ensemble des corps de métiers médicaux.
Lors de l’assemblée générale commune entre les médecins hospitalo-universitaires et les internes et résidents, il a été décidé que toute coopération entre la faculté de médecine de Tunis et le ministère de la Santé sera gelée. Les étudiants en médecine de Sfax, Tunis, Sousse et Monastir boycottent actuellement les examens. Il en est de même pour les étudiants en médecine dentaire et en pharmacie. Les médecins hospitalo-universitaires et les internes sont entrés en grève tout en continuant les soins urgents. Quant aux résidents, ils sont actuellement en démission collective, ils font l’objet de réquisitions abusives de la part du ministère de la Santé et des gouverneurs et ce malgré la présence des médecins titulaires pour assurer les gardes.



*Médecin résident
03/01/2014 | 1
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